Le massacre de Neira
Le 11 mai 1958, les habitants de la colline de Llanogrande, juridiction de Neira, Caldas, participent à un festival où ils récoltent des fonds pour financer la construction d’une nouvelle chapelle. L’événement se déroule dans une région productrice de café, maïs, panela, dotée d’une école et d’un service téléphonique ; l’activité se termine aux alentours de 15 heures en toute tranquillité, lorsque la plupart des voisins retourne à son lieu d’habitation. Quelques uns décident pourtant de rester dans les différentes auberges pour célébrer la Fête des mères, qui a lieu le même jour.
Vers 17 heures environ, un groupe d’hommes portant des uniformes de police et de l’armée se présente sur les lieux ; ils brandissent plusieurs types d’armes, « depuis la machette jusqu’aux mitrailleuses ». Ce groupe de subversifs, qui est composé, selon les calculs du reporter de La Patria, d’une trentaine d’individus, commence à faire le tour des maisons, prenant des prisonniers et enlevant aux habitants leurs armes personnelles ou de travail. Ils décident ensuite de diriger les prisonniers vers la maison de Camilo de Jesús Tabares, située entre Llanogrande et El Laurel, où ils les attachent avec des cordes. Libardo de Jesús Tabares, un des survivants interviewés par La Patria, raconte que quelques minutes plus tard, les bandits redirigent les prisonniers vers un autre endroit, cette fois-ci l’auberge de José Angel Aristizábal. Ce témoin explique que les 14 prisonniers avaient continué à se déplacer sans protestation, « puisque jusqu’à ce moment nous étions convaincus qu’il s’agissait véritablement de l’autorité légitime ».
Lorsque vingt prisonniers sont réunis, ils sont sortis un par un de l’auberge et conduits jusqu’à un site où deux bourreaux se chargent de mettre fin à leurs vies, « utilisant parfois des armes à feu et d’autres les machettes ». L’opération se poursuit ainsi jusqu’à vingt-et-une heure, quand les malfaiteurs reçoivent l’ordre de leur supérieur, Capitán Aguila, d’entreprendre la retraite. Ils retournent alors au hameau d’Irra, qui fait partie du village voisin de Quinchía. Les bandits traversent le pont d’Irra pour se rendre sur les rives occidentales du Cauca et poursuivre leur fuite vers les zones élevées de Quinchía, sans qu’il soit établi s’ils utilisent un véhicule pour se déplacer, car la distance est assez considérable.
Éléments de réflexion pour une sociologie du banditisme en zone rurale
Le lecteur aura probablement repéré quelques éléments qui se répètent dans les différents articles, documents ou communiqués que nous avons jusqu’à présent analysés. Il est maintenant nécessaire de les énumérer afin d’obtenir une vision plus globale du fonctionnement du banditisme dans les zones rurales de l’occident de Caldas à la fin des années 1950.
Tout d’abord, il devient très clair, dès les premières actions de ces bandes armées, qu’il existe un lien direct entre la violence organisée et le trafic de bétail volé. Nous avons déjà évoqué brièvement la mention, dans un article de presse, d’un commentaire sur le régime alimentaire des bandits qui soulignait leur préférence pour la viande. D’autres articles développent ce point plus en détail. On peut lire dans un article d’El Tiempo que nous avons déjà cité, que les bandits forment des équipes pouvant compter jusqu’à 80 hommes pour effectuer ces opérations, c’est à dire localiser les animaux et les transporter aux centres de stockage pour ensuite les dispatcher à d’autres endroits. Ce lien ressort également dans d’autres documents, comme dans la lettre que l’inspecteur Isaza Uribe dirige au sous-secrétaire de Gouvernement départemental concernant la désignation d’Hugo Patiño au poste d’inspecteur de police d’Irra. L’inspecteur Isaza cite plusieurs antécédents de M. Patiño qui font douter de son aptitude à occuper le poste d’inspecteur de police ; il se trouve, entre autres, qu’étant boucher de la ville, il délivra aux assassins des frères Valencia, une cargaison de viande et de munitions à manière de récompense pour le travail effectué.
D’autres articles et communiqués font ressortir une corrélation entre la recrudescence de la Violence et le vol de bétail. Le 6 mai 1958, un article de La Pátria fait état de « plus de 30 bovins volés en une semaine », à Riosucio. Ce type de vol est effectué à toute heure, impliquant parfois le sacrifice de l’animal sur place pour n’emporter que les parties consommables, « laissant seulement la peau et les ossements comme souvenir pérenne de la visite ».
Les débuts de la Violence des années 1950
Au moment où le resguardo de Quinchía est dissolu, en novembre 1948, la Colombie entière est en train de s’enliser dans une crise politique et sociale sans précédent.
En 1946, Mariano Ospina Pérez, originaire d’Antioquia, est élu président de la République, mettant fin à la «République Libérale», en place depuis 1930. Ce virage politique se produit dans le contexte d’une division interne du Parti Libéral entre les lignes gaitanistes et turbayistes, de la même façon que la division du Parti Conservateur en 1930 avait permis l’arrivée au pouvoir de l’opposition. Initialement, Ospina propose une formule de gestion bi-partisane connue comme l’Union Nationale, similaire au modèle de la Concentration Nationale, promu par Olaya Herrera en 1930. La proposition d’Ospina se heurte rapidement à la résistance des secteurs radicaux du Parti Conservateur, qui exercent une forte influence sur le fonctionnement de la machinerie électorale et l’assignation de postes bureaucratiques à l’échelle locale. Cette tendance à la radicalisation s’accentue à la suite des élections législatives de mars 1947, qui fortifient les secteurs les plus intransigeants de chaque parti : les cadres gaitanistes du Parti Libéral ainsi que les conservateurs Guillermo León Valencia, Gilberto Alzate Avendaño et Silvio Villegas48. Ces deux derniers individus font partie du groupe qu’on connait à l’époque comme Los Leopardos ; leur importance deviendra plus claire au fil du texte.
Les deux guérillas libérales de Quinchía
Nous n’avons pas assez de détails pour nous aventurer dans une description détaillée de la relation entre les bandes de Capitán Venganza et de Sargento García. Nous savons que les deux sont actives à Quinchía dans la deuxième moitié de 1958, celle de Sargento García étant probablement plus ancienne. Capitán Venganza est le nom de guerre de Medardo Trejos Ladino, un jeune qui vient d’arriver du département de Tolima, où il vécut une partie de son adolescence. Nous ne connaissons pas les raisons exactes de son départ de Quinchía vers le sud ; on ne peut pas se prononcer sur ce qu’il fit à Tolima, les personnes qu’il connut, ni la signification que ce séjour revêtit pour son existence. Nous n’avons aucune information sur le moment exact de son retour à Quinchía, ni des conditions exactes de son ascension au grade de chef de guérillas. Nous ne savons même pas s’il eut l’occasion de rencontrer personnellement Pedro Brincos, si bien que certains témoignages oraux indiquent que Medardo Trejos fut « nommé capitaine » par le guérillero tolimense. Quoi qu’il en soit, il paraît évident que Medardo Trejos rejoint une guérilla qui est déjà existante à son arrivée au lieu de la créer lui-même. Il se distingue rapidement par sa fierté dans le combat, ce qui fait que, à la fin de l’année, il est déjà « capitaine ».
Comme nous l’avons dit, nous savons encore moins de choses sur Sargento García que sur Capitán Venganza, ce qui rend la possibilité d’une comparaison objective presque nulle ; on ne peut pourtant pas ignorer le sujet vu son importance. S’il y a un détail sur Capitán Venganza qui pourrait peut-être aider à comprendre son avantage par rapport aux autres chefs, c’est le fait que sa famille est propriétaire d’un terrain. Medardo Trejos est en effet originaire de Quinchía ; son père, Jesús Trejos, possède un domaine dénommé « El Poleal », dans la colline de Naranjal. Cet endroit deviendra par la suite le centre d’opérations de Capitán Venganza, il sera même dénoncé dans la presse comme étant une sorte de « camp de concentration » où Medardo enverrait les malfaiteurs faire des travaux forcés. Un tel pied à terre ne paraît pas avoir été à la disposition d’Hector García, qui n’est peut-être même pas originaire de Quinchía.
5 juin 1961 : les derniers soupirs de Capitán Venganza
Nous avons très peu d’éléments qui permettent d’enquêter sur le sort de Medardo Trejos pendant les mois qui précèdent sa mort, le 5 juin 1961. Suite à la lettre de démission de Zósimo Gómez, envoyée au secrétaire départemental de Gouvernement le 15 juin 1960, nous n’avons trouvé aucune référence à sa personne dans les archives municipales de Quinchía, entre les mois de juin 1960 et mars 1961. Son nom réapparait dans un télégramme qui date du 3 mars 1961, où le maire du village, Ricardo Gartner, informe le juge 197 d’instruction criminelle, que l’individu qu’on connaît comme Capitán Venganza s’appelle en réalité Medardo Trejos Ladino. Nous pouvons à peine spéculer sur la possibilité que son état de santé ait joué un rôle dans l’affaiblissement de son mouvement armé. Selon Zósimo Gómez, la détérioration physique de Medardo Trejos est arrivée à un point où celui-ci dût sortir de Quinchía pour recevoir des soins médicaux plus adaptés.
Pour effectuer ce séjour à l’extérieur du village, il semble avoir compté avec le soutien des missionnaires de l’IEME. Nous ne pouvons pas confirmer la véracité de ces informations, et nous n’avons aucun élément qui permette d’enquêter sur l’éventuelle destination de Medardo Trejos pendant ce temps-là. Si les informations sur son départ s’avéraient correctes, nous savons, grâce aux archives de l’IEME, que Medardo serait de retour sur le territoire quinchieño en février 1961. Le 22 de ce mois, le missionnaire Aventino Fernández signe une lettre qu’il envoie à un de ces supérieurs à Burgos. Dans cette lettre, Fernández explique qu’il existe une rivalité entre lui et le major Valencia Tovar. Ce dernier accuse le missionnaire d’être en complicité avec Venganza, qui n’a pas pu être arrêté à cause de l’obstination du «curé chusmero». Fernández assure dans sa lettre que la violence s’est terminée dans la zone, puisque le capitaine de bandits Gavilán Blanco est mort le jour de Noel. « Venganza se consacre maintenant à semer la paix dans ses collines, et à faire de la propagande anticommuniste et antiprotestante ».
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Table des matières
Introduction
Chapitre I – La Formation d’une guérilla libérale à Quinchía : premières actions armées et couverture médiatique (septembre 1957 – mai 1958)
Le massacre de Neira
La lente apparition des bandes armées dans l’occident de Caldas
Premières arrestations
Éléments de réflexion pour une sociologie du banditisme en zone rurale
Pedro Brincos et les relais tolimenses de la guérilla quinchieña
Chapitre II – Les antécédents : le resguardo indigène de Quinchía et les débuts de la Violence Quinchía, resguardo indigène
Violence politique et construction étatique au XIXe siècle
Les années 1930 en Colombie et dans l’occident de Caldas
Les débuts de la Violence des années 1950
Le Front National
Chapitre III – La montée en puissance de la guérilla de Capitán Venganza (juin 1958 – mai 1959) Graciela Quintero, La Aviadora
Réhabilitation et amnistie
Les deux guérillas libérales de Quinchía
L’ordre et la violence
La récolte de café
Les débats parlementaires
La visite des journalistes
Chapitre IV – Le major, le bandit, le maire et les missionnaires : géographie sociale du banditisme (mai 1959 – juin 1961)
Álvaro Valencia Tovar, commandant du bataillon Ayacucho
Medardo Trejos Ladino, alias Capitán Venganza
La guérilla de Capitán Venganza
Quinchía, un village à réaménager
L’administration de Zósimo Gómez Álvarez
Le MRL et l’ospino-alzatisme
Les missionnaires de l’IEME
5 juin 1961 : les derniers soupirs de Capitán Venganza
Conclusion
Illustrations, figures, tableaux, cartes
Sources primaires
Bibliographie
Annexes
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