Le transport de matières radioactives représente chaque année en France environ 940 000 colis, principalement dans les secteurs médicaux, industriels et nucléaires. Plus spécifiquement, le secteur du nucléaire, au travers du cycle du combustible, engendre le transport et l’entreposage de matières radioactives. Ceci va de l’extraction du minerai d’uranium au stockage final des déchets, en passant par les phases de fabrication du combustible et de son retraitement. A titre d’illustration, en 2010 le nombre de transports de matières radioactives en France s’est élevé à environ 300 pour des combustibles neufs, 250 pour des combustibles irradiés, environ une trentaine pour des combustibles MOX et une soixantaine pour de la poudre d’oxyde de plutonium.
Lors d’une phase de transport ou d’entreposage, un colis de matière radioactive ne doit présenter aucun risque, c’est-à-dire que son intégrité doit être assurée. La sûreté du transport et de l’entreposage de matières radioactives est donc un point capital. Elle est assurée par un ensemble de mesures réglementaires imposées par l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) visant à sécuriser le transport et à limiter les risques qui y sont liés. Les risques principaux sont ici la dégradation du colis et la dispersion de radioéléments. Les emballages utilisés dans le transport de combustibles usés sont par exemple capables de résister à des chocs à 50 km/h, des incendies entrainant des températures allant jusqu’à 800 °C et des immersions sous 200 m d’eau.
En dehors des agressions extérieures citées ci-dessus, certains types de déchets sont capables de générer des substances in-situ. Ces substances, telles que des gaz, peuvent menacer la sûreté intrinsèque du colis. Le gaz posant ainsi le plus de problème est le dihydrogène (désigné par le terme « hydrogène » par soucis de simplification par la suite). En effet, l’hydrogène sous sa forme gazeuse H2 possède une densité énergétique très importante et le mélange air/hydrogène devient explosif à partir de 4% en volume dans l’air. De plus l’énergie nécessaire à enflammer un tel mélange est de 0.02 mJ, soit 100 fois inférieure à une décharge d’électricité statique dégagée par un être humain. Le risque impliqué par la nature explosive de ce gaz est communément appelé « risque hydrogène » et désigne la génération spontanée, continue ou accidentelle d’une certaine quantité d’hydrogène, menaçant la sûreté d’un dispositif. Dans le cadre du transport de déchets ou de l’entreposage de colis, ce risque est présent avec la probabilité de production d’H2 à partir de matières organiques radiolysables. Cette production d’hydrogène peut générer une surpression et un risque d’explosion à l’intérieur du colis. Il est donc impératif de pouvoir éliminer l’hydrogène pour assurer la sûreté du transport ou de l’entreposage. Les matériaux organiques radiolysables sont, par exemple, les polymères couramment utilisés en laboratoire ou dans l’industrie du nucléaire (gants, joints usés, tissus ou matériels de laboratoire en polyéthylène ou silicone, etc.).
Les systèmes de mitigation sont des systèmes qui permettent de limiter la présence d’hydrogène dans un milieu en l’éliminant ou en limitant sa présence. Une première technique peut consister, dans un premier temps en l’inertage par dilution de l’atmosphère mais elle ne convient pas au transport des déchets pour des raisons techniques, tout comme l’utilisation de recombineurs catalytiques. Une seconde méthode peut faire appel au piégeage chimique de l’hydrogène. Il s’agit de la technique retenue pour notre étude. Plus particulièrement, l’utilisation d’un mélange d’oxyde de manganèse et d’oxyde d’argent (MnO2/Ag2O) pour le piégeage chimique de l’hydrogène constitue une méthode polyvalente, efficace et de surcroît simple à mettre en œuvre.
L’activité de MnO2/Ag2O vis-à-vis du piégeage de l’hydrogène a été mise en évidence par Kozawa et al. dans les années 80 [1–3]. Cette première étude du piégeur a consisté à évaluer les performances d’un mélange MnO2/promoteur où le promoteur pouvait être du platine, du palladium ou des oxydes métalliques. Ag2O a ainsi été retenu en tant que promoteur pour le piégeur de H2 et a fait l’objet d’un brevet [4]. Quelques années plus tard, ce piégeur a été étudié dans le cadre de la sûreté de l’installation nucléaire ITER [5,6]. Au cours de ces études, l’action du piégeur a bien été mise en évidence avec de nombreuses expériences réalisées sur le comportement du piégeur sous hydrogène et sur la cinétique de piégeage. Cependant des zones d’ombres quant au fonctionnement de ce piégeur subsistent : le mécanisme de piégeage, l’influence de la variété allotropique de MnO2 et le rôle des composants du mélange n’ont jamais été rationnalisés. En résumé, l’aspect chimique du piégeage est très peu connu. La compréhension des phénomènes chimiques et des modifications structurales des composés qui entrent en jeu lors du piégeage de l’hydrogène dans ce mélange MnO2/Ag2O est donc un point crucial et doit permettre une meilleure approche dans l’utilisation de ce piégeur dans le cadre du transport ou de l’entreposage.
Dangerosité de l’hydrogène
La dangerosité de l’hydrogène implique de bien connaître les risques qui y sont liés. Pour cela nous allons décrire, dans un premier temps, quelques généralités physico-chimiques sur cette molécule fortement réactive. Dans la suite sera abordé le risque hydrogène en général puis dans le domaine du nucléaire de manière spécifique.
Caractéristiques physico-chimiques de l’hydrogène
L’hydrogène est l’élément le plus abondant de l’univers. A pression atmosphérique et température ambiante, il est rencontré sous la forme gazeuse H2. Ce composé possède une densité énergétique très importante, deux à trois fois supérieure à celles du méthane ou de l’essence (120 MJ/kg contre 42.7 MJ/kg et 50.4 MJ/kg respectivement). Sa combustion avec l’oxygène ne génère que de l’eau.
L’hydrogène a de bonnes caractéristiques physico-chimiques qui le rendent intéressant d’un point de vue énergétique. Cependant son exploitation à grande échelle comme carburant est rendue difficile par de nombreuses limitations techniques, notamment par son stockage réversible. Celui-ci peut être réalisé via l’utilisation de matériaux comme les hydrures métalliques, les organométalliques, clathrates, etc. [7–9]. A priori le caractère réversible des réactions mises en jeu à partir de ces matériaux nous amène à ne pas les considérer pour notre application.
Le risque hydrogène
La production d’hydrogène peut impliquer un risque d’explosion ainsi que différents modes de sa combustion. Historiquement, la première catastrophe liée à l’hydrogène est celle du Hindenburg, le 6 mai 1937, lorsqu’un Zeppelin gonflé à l’hydrogène s’embrasa en vol. Bien qu’une décharge électrostatique fût à l’origine de l’ignition de l’hydrogène, il n’y eut pas d’explosion mais uniquement combustion du gaz. A l’époque, cette catastrophe mit à mal la réputation de l’hydrogène. Aujourd’hui ce gaz est bien connu et sa combustion bien maîtrisée. L’hydrogène brûle, avec une flamme incolore et très chaude (> 2000 °C) selon la réaction suivante :
H2 + ½ O2 = H2O
ΔH = -286 kJ/mol
Cette réaction exothermique entre l’hydrogène, le carburant, et l’oxygène, le comburant, présente un fort potentiel explosif et peut intervenir suivant différents modes de combustion : combustion lente, déflagration, transition déflagration détonation ou détonation. Les limites d’explosivité correspondent à des zones définies par des teneurs spécifiques en hydrogène, oxygène et vapeur d’eau comme le montre le diagramme de Shapiro .
Le risque hydrogène dans le cadre du nucléaire
Dans le cadre de l’industrie nucléaire, le risque hydrogène peut survenir à différentes étapes du cycle : dans une installation nucléaire telle qu’un réacteur ou lors d’un transport, entreposage ou stockage de matières radiolysables. Le cas du réacteur nucléaire est traité dans la suite de cette partie tandis que le cas des matières radiolysables, au cœur du contexte de cette étude, sera traité dans la partie suivante. Dans le cas d’une génération accidentelle d’hydrogène au sein d’un réacteur nucléaire, plusieurs scénarios ont été envisagés. Dans le cadre de l’étude d’ITER (réacteur nucléaire à fusion), les scénarios intégrant la production d’hydrogène sont liés à une brèche dans le tore et à l’intrusion d’eau de refroidissement. Cette eau réagirait avec les constituants de la paroi du tore, en l’occurrence du béryllium, du tungstène et du graphite, en produisant de l’hydrogène gazeux [6,15]. De l’hydrogène peut aussi être généré accidentellement dans le cas de réacteurs plus traditionnels à eau pressurisée (REP). Cela peut intervenir lors d’un scénario de fusion du cœur du réacteur. La fusion du cœur est la conséquence d’une importante élévation de température des matériaux constituant ce cœur suite à l’absence de refroidissement par le fluide caloporteur (fuite du circuit primaire de fluide caloporteur, arrêt des pompes de circulations, etc.). Dans ce scénario, le « dénoyage » du cœur (dont le fluide caloporteur est de l’eau dans le cas d’un REP) est à la base de l’accident grave qu’est la fusion. Suite au « dénoyage » du cœur, les barres de combustible peuvent atteindre de hautes températures (> 1200 °C). A ces températures, l’oxydation du zirconium contenu dans les gaines de crayons intervient et produit jusqu’à 0.0442 kg de H2 par kg de zirconium oxydé. Si le refroidissement n’est pas effectué ou est insuffisant alors la température peut augmenter, accélérant la réaction d’oxydation du zirconium et entrainant l’accumulation d’H2 dans l’enceinte. Cet hydrogène peut alors déflagrer ou détoner suivant certaines conditions. A titre d’exemple, une brèche de 10 cm dans le circuit primaire conduirait à un « dénoyage » en 30 minutes des crayons composant le cœur [16]. Les accidents liés à l’hydrogène impliquent dans 70% des cas une défaillance humaine ou organisationnelle [14]. De plus la probabilité d’un tel scénario (« dénoyage » du cœur et sa fusion) a été évaluée à 1 sur 100000 par an et par réacteur. l’IRSN souligne, dans un rapport publié en 2008, qu’il s’agit pour ce scénario d’une défaillance qui ne peut survenir « qu’à la suite d’un grand nombre de dysfonctionnements », rendant sa probabilité d’occurrence très faible. L’histoire nous a malheureusement appris que malgré la faiblesse des probabilités le risque zéro n’existe pas. En 1979, la centrale de Three Miles Island subit un incident grave de ce type suite à une succession de défaillances techniques et humaines, menant à une fusion partielle du réacteur. Cependant si une explosion liée à l’hydrogène fût détectée quelques heures après le début de l’incident, l’enceinte de confinement resta intègre. Ceci ne fût pas le cas pour l’accident de Fukushima en mars 2011 lorsqu’une suite improbable de catastrophes naturelles (tremblement de terre et raz de marée), de défaillances techniques (arrêt du refroidissement du cœur et panne des groupes électrogènes de secours) et humaines conduisit à la fusion partielle du cœur de plusieurs réacteurs, entrainant d’importants dégagements d’hydrogène. Ces dégagements d’hydrogène furent à l’origine de plusieurs explosions qui endommagèrent trois bâtiments renfermant chacun un réacteur. Nous verrons par la suite qu’il existe des moyens pour limiter ce risque hydrogène dans le cas de réacteurs nucléaires. La génération d’hydrogène dans le cadre du nucléaire peut avoir une cause autre qu’accidentelle, il s’agit de la radiolyse de matériaux générant de l’hydrogène.
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Table des matières
INTRODUCTION
I. Chapitre I : Introduction et contexte
1. Introduction
2. Dangerosité de l’hydrogène
2.1. Caractéristiques physico-chimiques de l’hydrogène
2.2. Le risque hydrogène
2.3. Le risque hydrogène dans le cadre du nucléaire
3. Le colis de déchets et ses spécificités
3.1. Origine de l’hydrogène dans le colis
3.2. Performances d’un piégeur pour une utilisation en transport
4. L’élimination du risque hydrogène
4.1. L’élimination chimique de l’hydrogène
4.1.1. Les hydrures métalliques
4.1.2. Les piégeurs organiques
4.1.3. Les piégeurs à base d’oxydes minéraux
4.2. Sélection d’un piégeur pour un piégeage irréversible de l’hydrogène
5. Conclusion
6. Bibliographie
II. Chapitre II : Etude bibliographique
1. Description des oxydes de manganèse et de leur utilisation
1.1. L’effet Jahn-Teller
1.2. Description des phases connues d’oxyde de manganèse
1.2.1. Degré d’oxydation II : MnO
1.2.2. Degré d’oxydation II-III : Mn3O4
1.2.3. Degré d’oxydation III : Mn2O3
1.2.4. Degré d’oxydation III-IV
1.2.4.1. cryptomelane -MnO2
1.2.4.2. birnessite -MnO2
1.2.4.3. λ-« MnO2 »
1.2.5. Degré d’oxydation IV
1.2.5.1. pyrolusite -MnO2
1.2.5.2. ramsdellite R-MnO2
1.2.5.3. nsutite -MnO2
1.2.5.4. Akhtenskite -MnO2
1.3. Description des phases connues d’oxyhydroxydes de manganèse
1.3.1. Groutite -MnOOH
1.3.2. Manganite -MnOOH
1.3.3. -MnOOH
2. Interactions de l’hydrogène avec MnO2
3. L’oxyde d’argent (I) Ag2O et le système Ag-O
3.1. Généralités sur Ag2O
3.2. Interactions Ag-O-H
3.2.1. Utilisation du système Ag-O
3.2.2. Calculs sur le système Ag-O-H
4. Conclusion
5. Bibliographie
III. Chapitre III : Matériaux et méthodes
1. Stratégie expérimentale
2. Techniques de caractérisation
2.1. Diffraction des rayons X (DRX)
2.1.1. Diffraction des rayons X classique
2.1.2. Analyse de fonction de distribution de paires (PDF)
2.2. Spectroscopie infrarouge à transformée de Fourier (IRTF) en transmission
2.3. Microscopie électronique
2.3.1. Microscopie électronique à balayage (MEB)
2.3.2. Spectroscopie de pertes d’énergie des électrons (EELS) et microscopie électronique en transmission (MET)
2.3.2.1. Généralités et instrumentation
2.3.2.2. Traitement des spectres et détermination de la valence
2.4. Magnétométrie
2.4.1. Principe
2.4.2. Correction des mesures
2.5. Analyse Thermogravimétrique et Thermique Différentielle (ATG-ATD)
2.6. Mesure de surface spécifique
2.7. Spectrophotométrie d’émission de flamme
3. Technique de piégeage de l’hydrogène
3.1. Préparation du piégeur
3.2. Expérience de piégeage
3.3. Suivi de la mesure
4. Matériaux utilisés
5. Bibliographie
IV. Chapitre IV : Étude de l’influence des constituants du piégeur sur la cinétique de piégeage de l’hydrogène
1. Paramètres physico-chimiques
1.1. Présentation des résultats
1.2. Piégeurs MnIII-IV
1.2.1. cryptomelane
1.2.2. birnessite et λ-« MnO2 »
1.2.3. Conclusion
1.3. Piégeurs MnIV
1.3.1. Influence du micromaclage
1.3.2. Influence de l’intercroissance
1.3.3. Effet combiné des paramètres Sp, Pr et Tw
1.3.4. Discussion sur le piégeage de l’hydrogène
1.3.5. Conclusion
2. Paramètres opérationnels
2.1. Etude de la teneur en promoteur dans le piégeage
2.2. Etude de la nature du promoteur sur la cinétique de piégeage
2.2.1. Comparaison des promoteurs AgO, Ag2O et AgCl
2.2.2. Comparaison des promoteurs Ag et Ag2O
2.2.3. Conclusion
2.3. Influence du dispersant sur le piégeage
3. Conclusion
4. Bibliographie
CONCLUSION