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La représentation de la famille
La famille, premier lieu d’humanisation et berceau de la vie, mais aussi univers des rapports vécus à l’enseigne de la gratuité, est un thème important dans l’écriture autobiographique. Elle est la cellule motrice qui pose les premiers jalons de l’enfance et donne à l’être humain son essence, vu qu’elle est son premier lieu de formation. Si elle peut être définie comme étant un ensemble de personnes ayant un lien de parenté, l’autobiographe ne peut en aucun cas parler de la famille sans pour autant évoquer des gens qui ont bercé sa tendre enfance. C’est pourquoi revenir sur leurs rapports familiaux demeure une nécessité pour connaître les auteurs.
La fouille dans leur mémoire et la sélection des souvenirs les plus marquants participent à la formation de leur personnalité. Même si Sartre déclare que « l’existence précède l’essence (…) l’homme n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait »22, il est important de noter que le milieu, comme la famille, détermine l’individu. C’est à partir de là que se nouent les relations avec leur père, leur mère, leurs grands parents, leurs gouvernantes, leurs ami(e)s etc.
La recherche sur ces relations permet d’élucider des détails dotés d’une grande importance. Car, grâce à ces relations les autobiographes ont pu tendre vers la quête d’une nouvelle identité par l’auto-reconstruction.
L’enfance est souvent perçue de façon mystérieuse dans la vie de l’homme. Sa permanence chez un individu reste un don où puiser afin de récupérer une histoire et une force pour revivifier le monde parfois aride et lacunaire des adultes. La quête de soi, visant à la reconstruction d’une identité, passe nécessairement par une création littéraire où la mise en exergue du vécu arrive à saisir la vérité d’une existence et par là, à dévoiler ce qu’il y a de plus intime et de plus profond dans l’âme de l’écrivain.
Selon Sigmund Freud, le complexe d’Œdipe est une étape universelle du développement psychique et il intervient chez l’enfant entre trois et huit ans. Le garçon veut, dans un désir inconscient, avoir un rapport sexuel avec sa mère. Son père devient ainsi son émule, et l’enfant devenant jaloux de sa mère, désire l’éliminer. Mais, il craint d’être puni par le père. Cependant, lors de la préadolescence, il refoule ses sentiments et affronte le complexe en orientant son désir vers une autre personne.
Or, dans Si le grain ne meurt, tel n’est pas le cas. La relation que Gide a tissée avec son père, est l’une de celles qui le marqueront durant toute sa vie. D’ailleurs, parlant de son père, dès les premiers pages de son autobiographie, André Gide dit:
Accaparé par la préparation de son cours à la Faculté de Droit mon père ne s’occupait guère de moi. Il passait la plus grande partie du jour, enfermé dans un vaste cabinet de travail un peu sombre, ou je n’avais accès que lorsqu’il m’invitait à y venir (…) Ma mère m’a dit plus tard que ses collègues l’avaient surnommé Vir Probus ; et j’ai su par l’un d’eux que souvent on recourait à son conseil. Je ressentais pour mon père une vénération un peu craintive qu’aggravait la solennité de ce lieu. J’y entrais comme dans un temple (…) Le juriste, en consultant un vieux texte, avait admiré ces petits galeries clandestines et s’était dit : « Tiens ! Cela amuserait mon enfant ».23
Son père, de son vrai nom Paul Gide, est d’origine d’Uzès, et descend d’une famille protestante. Il est professeur de droit à la faculté de Paris. Intellectuel, tendre, il est décrit comme quelqu’un qui a le sens de la mesure. En cela, son fils le considère comme étant son complice. Ainsi, ne serait-il pas possible de faire valoir l’idée que Gide soit ce que son père était. Il s’agirait ainsi d’une réincarnation, du simple fait que ces deux se singularisent de par leur ouverture d’esprit, mais aussi et surtout de par leur convergence d’idées, que l’autobiographe n’a cessé d’en faire part dans Si le grain ne meurt.
En plus, Gide déclare avoir été influencé par son père, comme l’atteste ce propos : « Ah ! C’est de lui, et non de ma mère que je tiens le goût des lettres 24». Même s’il passe peu de temps avec ce père tant aimé à cause de ses nombreuses activités, les moments qu’ils ont partagés ensemble, sont gravés dans sa mémoire. Dans l’autobiographie, l’auteur est enchanté, fasciné, voire ébloui par la figure paternelle. Il y déclare même que son père l’appelait « mon petit ami ». Le propos insinué, est renforcé par ses dires : « mon petit ami vient-il se promener avec moi ? Il ne m’appelait jamais autrement que son petit ami »25.
Cependant, dans Les Mots, le complexe d’Œdipe est au cœur de l’autobiographie. Sartre voit en son père cet homme qui a essayé de le séparer de sa maman, mais heureusement pour lui, cette séparation a été de courte durée, car le père mourut à la fleur de l’âge. Sartre revisite la mort paternelle en ces mots : « La mort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de ma vie : elle rendit ma mère à ses chaînes et me donna la liberté »26. De ce fait, Poulou, (ainsi l’appelait-on quand il était enfant) s’estime heureux de l’absence de son père. Se référant à la psychanalyse, il déclare plus loin : « Je n’ai pas de Sur-moi 27».
D’après ce qui vient d’être mentionné, il apparaît évident que la représentation des figures paternelles n’est pas la même dans les deux récits. Pour Sartre, la mort de son père a été une libération, un salut même dans le sens où cela a été une source de rapprochement entre lui et sa maman. Pour que cet état puisse se réaliser, la mort était indispensable. Il fallait que Jean-Baptiste mourût pour qu’il trouve son essence, sa raison d’être. Et pour témoigner de la véracité de ces propos, Sartre souligne : « Aujourd’hui encore, je ne puis voir sans plaisir un enfant trop sérieux parler gravement, tendrement à sa mère enfant ; j’aime ces douces amitiés sauvages qui naissent loin des hommes et contre eux »28.
En effet, ce manque d’affection pourrait être justifié par le fait que Sartre n’a pas connu son père. Tout ce qu’il connait de cet homme lui est raconté : « Jean-Baptiste m’avait refusé le plaisir de faire sa connaissance. Aujourd’hui encore, je m’étonne du peu que je sais sur lui »29.
En tout cas, écrite à l’âge mûr, l’autobiographie est reconnue comme un récit dans lequel l’auteur sélectionne certains éléments de sa vie, pouvant lui permettre d’aller à la recomposition de son moi. Ainsi, si dans Si le grain ne meurt, André Gide glorifie la figure du père en dévoilant leurs affinités, Jean-Paul Sartre, dans Les Mots, donne l’autre versant de l’histoire. Bien que n’ayant pas eu l’opportunité de côtoyer Jean-Baptiste, il pense, dans cette déclaration, que cette situation est préférable : « Il n’y a pas de bon père, c’est la règle
; qu’on n’en tienne pas grief aux hommes mais au lien de paternité qui est pourri. Faire des enfants, rien de mieux ; en avoir, quelle iniquité30! »
Avec Gide, l’inéluctable s’est produit car l’homme ne peut en aucun cas fuir son destin. Fils unique comme Sartre, à onze ans au mois d’octobre 1880, il perdit ce père cultivé, attentif et tendre, avec qui la vie était un jeu fascinant et dont il va garder la nostalgie.
Cette situation de l’homme incapable de réagir face à la présence de la mort a poussé ces auteurs à méditer sur le sens de la vie. En affirmant dans son Journal : « L’admirable, sur cette terre, c’est qu’on est forcé de sentir plus que de penser »31, Gide conclut que c’est à la perte d’un être qu’on reconnaît sa valeur, son importance et l’impact qu’il peut avoir sur notre existence. Sartre, dans le traité de l’existentialisme issu du courant de la phénoménologie, prône le retour aux choses mêmes. Pour lui, l’homme a le désir de vivre éternellement mais il mène une vie qui est placée sous le signe de l’anxiété, du tragique car la présence de la mort demeure une menace, une oppression.
En somme, il est évident que l’évocation de l’image du père est plus que touchante.
Dans Si le grain ne meurt, André Gide en a parlé avec des révélations, des souvenirs mais aussi des mystères. Par contre chez Sartre, la situation est inversée car l’affection qui devait régner entre lui et son père, donne droit à un sentiment de culpabilité, Jean-Baptiste Sartre est perçu comme un rival. Sartre père et Sartre fils n’ont pu ensemble continuer le cheminement de la vie. De cette évocation des figures, découle une reconstruction du moi des autobiographes. Dans ces moments d’écriture, André Gide et Jean-Paul Sartre ont mis en relief des éléments de vie qui sont sources de leur singularité.
Après la figure paternelle, vient celle de la mère. Dans ces récits de vie, sont mises en évidence deux mères qui ont toujours été présentes dans la vie de leurs fils et ont eu une place privilégiée dans leur cœur comme dans leurs pensées.
Si le grain ne meurt et Les Mots illustrent bien l’importance de l’enfance chez l’homme. Et le fait de se remémorer ses souvenirs à l’âge adulte est une activité mentale impressionnante. Mais l’autobiographie ne s’écrit-elle pas à l’âge mûr ? Ne pose-t-elle pas comme condition un pacte qui a pour visée l’authenticité ? D’où l’idée d’une sincérité, que Gide traduit dans son autobiographie en ces termes : « Mais mon récit n’a raison d’être que véridique. Mettons que c’est par pénitence que je l’écris »32. Et plus loin il déclare que « (…) ce n’est pas la vraisemblance que je poursuis, c’est la vérité »33.
Abordant cette volonté de l’autobiographe de ne relater que la vérité, rien que la vérité, dans son œuvre Sartre réplique : « Ce que je viens d’écrire est faux. Vrai. Ni vrai ni faux comme tout ce qu’on écrit sur les fous, sur les hommes. J’ai rapporté les faits avec autant d’exactitude que ma mémoire le permettait »34. Ainsi, cette détermination de l’autobiographe de ne parler que de ce qui relève du réel dans son récit, est dénommée par Lejeune pacte autobiographique.
Toutefois, rappelons que cette pratique d’écriture est intrinsèque au genre autobiographique. Selon Lejeune, les autobiographes s’attèlent à nouer, avec le lecteur, un pacte explicite ou implicite qui a pour finalité de ne mettre que la véracité au service de leur plume.
Jean-Jacques Rousseau en est la parfaite illustration. Il déclare dès les premières pages de son autobiographie : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi (…) Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été »35. Vient ensuite Stendhal à travers cette affirmation : « J’écris ceci, sans mentir, j’espère, sans me faire illusion, avec plaisir comme une lettre à un ami 36». Et enfin Michel Leiris objecte :
« Rejeter toute affabulation et n’admettre pour matériaux que des faits véridiques (et non pas seulement des faits vraisemblables, comme dans le roman classique), rien que ces faits et tous ces faits, était la règle que je m’étais choisie »37.
Néanmoins, l’idée de volition de l’autobiographe coïncide avec une prise de conscience vu qu’il s’agira pour lui de faire un choix sur certaines étapes de sa vie qui lui permettront de reconstituer son moi. Son objectif étant d’avoir une identité toute nouvelle avec comme nécessité de revisiter son passé pour évoquer la relation avec ses parents.
André Gide naquit le 22 novembre 1869 de parents, aux positions morales, culturelles différentes. Sa mère, Juliette Rondeaux, est de la bourgeoisie catholique normande, tandis que son père, lui, vient d’une famille protestante. Cette opposition religieuse le pousse à un dédoublement intérieur et dans Si le grain ne meurt, il décrit ainsi ce tableau :
Rien de plus différent que ces deux familles ; rien de plus différent que ces deux provinces de France, qui conjuguent en moi leurs contradictoires influences. Souvent je me suis persuadé que j’avais été contraint à l’œuvre d’art, parce que je ne pouvais réaliser que par elle l’accord de ces éléments trop divers, qui sinon fussent restés à se combattre, ou tout au moins à dialoguer en moi38.
Si Gide raconte sa naissance à partir de l’incipit générique comme le font certains autobiographes, « je naquis le 22… », Jean-Paul Sartre dans Les Mots use une autre manière, brouillant ainsi certaines règles canoniques de l’autobiographie. Mais, tout comme Gide, Sartre a fait la généalogie de sa famille. De par son père, il est le petit-fils d’un médecin de campagne, et de par sa mère, celui d’un instituteur d’enfants qui consentit à se faire épicier39. La chance qu’a eu Sartre par rapport à Gide, c’est qu’il n’a pas été confronté à un antagonisme idéologique, culturel entre les deux familles respectives. Sa maman est retournée vivre chez ses parents après la mort prématurée de son mari Jean-Baptiste Sartre.
Dans Les Mots, Jean-Paul Sartre s’attèle à la sacralisation et à l’idéalisation de la figure maternelle, tout comme Gide l’avait fait avec la figure paternelle. En Anne Marie, son ange gardien, Sartre voit une femme qui lui dira toujours oui, qui ne fera que ce qu’il veut. Et pour cette raison, Sartre est prêt à tout pour la rendre heureuse. Dans cette œuvre, la complicité qui règne entre mère et fils, est très émouvante, au point que Sartre déclare :
Ma mère et moi nous avions le même âge et nous ne nous quittions pas. Elle m’appelait son chevalier servant, son petit homme ; je lui disais tout. Plus que tout : rentrée, l’écriture se fit babil et ressortit par ma bouche ; je décrivais ce que je voyais, ce qu’Anne-Marie voyait aussi bien que moi, les maisons, les arbres, les gens, je me donnais des sentiments pour le plaisir de lui en faire part, je devins un transformateur d’énergie ; le monde usait de moi pour se faire parole. Cela ne gâchait pas mon bonheur ni notre union. Nous eûmes nos mythes, nos tics de langage, nos plaisanteries rituelles40.
Par contre, dans Si le grain ne meurt, Gide, à la disparition de son père, est venu vivre à Montpellier avec sa mère. Dès lors, il vivra, sous la tutelle de cette femme autoritaire, une adolescence soumise à l’examen de conscience et à l’introspection, dans un milieu bien pensant et contraignant. Alors, tout sera différent et tout a toujours été différent entre Gide et sa mère. Cette dernière se singularise par sa bonne foi, par sa logique, par son caractère. Mais sa volonté de bien faire, en vue de se parfaire, dérange un peu son fils. Gide a, certes des traits de ressemblance avec son papa, mais il a aussi hérité certains des caractères de sa mère.
En Gide, se mélangent deux êtres, l’un jouissant de la gaieté, de la tolérance, de la culture intellectuelle, et l’autre vivant une austérité morale lourde et grave. Si le grain ne meurt est traversé de débats, de discussions en rapport avec la religion et au comportement. En fait, tout est associé dans cette société pudique et austère.
Lire et écrire pour une quête de soi
Ces deux activités que sont la lecture et l’écriture sont le propre de l’homme. Elles peuvent être perçues comme étant indispensables à l’être humain si l’on sait que ce sont d’elles que découlent nos connaissances, notre savoir-faire.
En effet, lire et écrire ne relèvent pas de l’ordinaire. Ils sont des activités prépondérantes et pourtant les points de vue véhiculés à leurs égards sont aussi divers que variés. Ces autobiographes ne se gêneront pas à en faire leur source de vie. Pour ces derniers, lire et écrire sont moteurs de soulagement, vu qu’ils leur enlèvent une épine du pied lorsqu’ils sont submergés par les affres de l’existence. Ces deux écrivains qui incarnent les figures emblématiques de la littérature du XXe siècle, ont depuis toujours donné à la lecture puis à l’écriture une importance capitale et cela, depuis leur tendre enfance. N’est-ce pas c’est la raison pour laquelle Jean-Paul Sartre nous révèle dans Les Mots et plus précisément dans Lire que :
J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout ; défense était faite de les épousseter sauf une fois l’an, avant la rentrée d’octobre. Je ne savais pas encore lire que, déjà, je les révérais, ces pierres levées ; droites ou penchées, serrées comme des briques sur les rayons de la bibliothèque ou noblement espacées en allées de menhirs, je sentais que la prospérité de notre famille en dépendait60 ?
André Gide, de son côté, dira :
Mais le souvenir du cabinet de travail est resté lié surtout à celui des lectures que mon père m’y faisait. Il avait à ce sujet des idées très particulières, que n’avait pas épousées ma mère ; et souvent je les entendais tous deux discuter sur la nourriture qu’il convient de donner au cerveau d’un petit enfant. La littérature enfantine française ne présentait alors guère que des inepties, et je pense qu’il eût souffert s’il avait vu entre mes mains tel livre qu’on y mit plus tard, de Mme de Ségur par exemple – où je pris, je l’avoue, et comme à peu près tous les enfants de ma génération, un plaisir assez vif, mais stupide un plaisir non plus vif heureusement que celui que j’avais pris d’abord à écouter mon père me lire des scènes de Molière, des passages de l’Odyssée (…) le succès de ces lectures était tel, et mon père poussait si loin sa confiance, qu’il entreprit un jour le début du livre de Job. C’était une expérience à laquelle ma mère voulut assister ; aussi n’eut-elle pas lieu dans la bibliothèque ainsi que les autres, mais dans un petit salon où l’on se sentait chez elle plus spécialement. Je ne jurerais pas, naturellement, que j’aie compris d’abord la pleine beauté du texte sacré ! Mais cette lecture, il est certain, fit sur moi l’impression la plus vive, aussi bien par la solennité du récit que par la gravité de la voix de mon père et l’expression du visage de ma mère, qui tour à tour gardait les yeux fermés pour marquer ou protéger son pieux recueillement, et ne les rouvrait que pour porter sur moi un regard chargé d’amour, d’interrogation et d’espoir61.
Ainsi, le fait que la lecture et l’écriture aient toujours eu une place dans le cœur de ces deux écrivains, est plus qu’apparent et leurs autobiographies qui sont aujourd’hui l’objet de notre étude, peuvent en témoigner.
En effet dans ces deux récits de vie, il est réservé une mention spéciale aux personnages de Charles Schweitzer et de Paul Gide. Et dans la représentation du cadre familial nous nous sommes simplement limités d’en parler. Il s’agira dans ce sous-point d’en chercher le motif exact. Il ne sera pas nécessaire d’aller loin, pour avoir la réponse dès l’instant où l’on sait que ce sont ces deux personnes chères à André Gide et Jean-Paul Sartre, qui ont fait connaître à ces derniers les premières lettres de l’alphabet. Et ils leur sont redevables pour cela.
Un autre facteur intéressant doit aussi être souligné pour comprendre d’avantage ce chapitre. André Gide et Jean-Paul Sartre vivaient dans un état de solitude, et c’est la raison pour laquelle leur engouement pour la lecture et l’écriture s’est accru. Cet isolement pouvant être considéré comme une sorte de claustration forcée, est vécue mélancoliquement par les auteurs. Ils en ont souffert et l’ont déploré tout au long de Si le grain ne meurt et de Les Mots.
En plus, André Gide et Jean-Paul Sartre ont été confrontés durant leur tendre enfance à une réelle difficulté d’être, car en proie à toute sorte de maladies qui leur poussent à avoir une scolarisation troublée. Finalement, ils sont restés à la maison avec des précepteurs. Et cet isolement forcé aura été source à toutes sortes de crises et de déchirures.
Gide, dans la plupart de ces écrits, confesse que c’est son enfance rechignée et solitaire qui a fait de lui, ce qu’il est. De cette solitude, Sartre dira : « Jusqu’à dix ans, je restai seul entre un vieillard et deux femmes »62. L’évocation de Marcel Proust qui, dans A la recherche du temps perdu, déclare : « Là où la vie emmure l’intelligence perce une issue »63, participe au cœur du débat. Et autant dire que là où la vie emmure, la lecture et l’écriture ne percent pas une mais des issues. Les deux autobiographies le confirment, car lire et écrire relèvent de l’intelligence dans la capacité des mots à opérer des changements, à métamorphoser leur force pour compenser un manque physique que l’auteur de Si le grain ne meurt et de Les Mots se sont évertués à prouver.
Philippe Lejeune qui a eu à donner son point de vue sur Si le grain ne meurt et Les Mots, pourrait éclaircir davantage cet état de fait. Ainsi, voulant confirmer en quelque sorte que lire et écrire ont permis à Gide et à Sartre d’aller vers une nouvelle identité, Lejeune déclare concernant Gide : « Tout se passe comme s’il n’avait pas à écrire qui il est, mais à l’être en écrivant 64». Et pour Sartre, il attesta : « L’autobiographie pour Sartre, ne sera pas, « l’histoire de mon passé », mais « l’histoire de mon avenir »65.
Notre perception est que avec la lecture et l’écriture Gide et Sartre ont reconstruit leur identité, refait leur mode de vie. Le travail alchimique qu’ils ont opéré, est exceptionnel, car, grâce aux mots, ils ont su sortir de leur morosité avec tact et brio.
N’est-ce pas ce que semble dire ces propos de Martin Marzloff qui, étudiant l’autobiographie sartrienne, déclare : « Dans Les Mots, l’expérience littérature, à travers l’activité de lecture et de l’écriture, apparaît comme une expérience qui provoque une modification de la vision du monde et du comportement social 66» ?
Ainsi, si Sartre a recours à la création d’un monde imaginaire où il se fait maître à l’image de Pardaillan qui est un héros dans lequel il s’incarne tout en s’identifiant à des auteurs célèbres, l’autre, par contre, plonge le lecteur dans un univers réel où la lecture et l’écriture sont ses outils les plus aptes pour une quête de soi.
Pour justifier ces propos avancés, reprenons leurs propres mots en commençant par Sartre qui se croit prédestiné à écrire, de par le fait qu’il aime cette activité, mais aussi, de par le fait qu’il croit que c’est quelque chose qui lui est propre. Voilà sa déclaration :
Nos intentions profondes sont des projets et des fuites inséparablement liés : l’entreprise folle d’écrire pour me faire pardonner mon existence, je vois bien qu’elle avait, en dépit des vantardises et des mensonges, quelque réalité ; la preuve en est que j’écris encore, cinquante ans après. Mais, si je remonte aux origines, j’y vois une fuite en avant, un suicide à la Gribouille ; oui, plus que l’épopée, plus que le martyre, c’était la mort que je cherchais. Longtemps j’avais redouté de finir comme j’avais commencé, n’importe où, n’importe comment, et que ce vague trépas ne fût que le reflet de ma vague naissance. Ma vocation changea tout : les coups d’épée s’envolent, les écrits restent, je découvris que le Donateur, dans les Belles- Lettres, peut se transformer en son propre Don, c’est-à- dire en objet pur. Le hasard m’avait fait homme, la générosité me ferait livre ; je pourrais couler ma babillarde, ma conscience, dans des caractères de bronze, remplacer les bruits de ma vie par des inscriptions ineffaçables, ma chair par un style, les molles spirales du temps par l’éternité, apparaître au Saint-Esprit comme un précipité du langage, devenir une obsession pour l’espèce, être autre enfin, autre que moi, autre que les autres, autre que tout. Je commencerais par me donner un corps inusable et puis je me livrerais aux consommateurs. Je n’écrirais pas pour le plaisir d’écrire mais pour tailler ce corps de gloire dans les mots. A la considérer du haut de ma tombe, ma naissance m’apparut comme un mal nécessaire, comme une incarnation tout à fait provisoire qui préparait ma transfiguration : pour renaître il fallait écrire, pour écrire il fallait un cerveau, des yeux, des bras ; le travail terminé, ces organes se résorberaient d’eux-mêmes : aux environs de 1955, une larve éclaterait, vingt-cinq papillons in-folio s’en échapperaient, battant de toutes leurs pages pour s’aller poser sur un rayon de la Bibliothèque nationale. Ces papillons ne seraient autres que moi. Moi : vingt-cinq tomes, dix-huit mille pages de texte, trois cents gravures dont le portrait de l’auteur. Mes os sont de cuir et de carton, ma chair parcheminée sent la colle et le champignon, à travers soixante kilos de papier je me carre, tout à l’aise. Je renais, je deviens enfin tout un homme, pensant, parlant, chantant, tonitruant, qui s’affirme avec l’inertie péremptoire de la matière. On me prend, on m’ouvre, on m’étale sur la table, on me lisse du plat de la main et parfois on me fait craquer. Je me laisse faire et puis tout à coup je fulgure, j’éblouis, je m’impose à distance, mes pouvoirs traversent l’espace et le temps, foudroient les méchants, protègent les bons. Nul ne peut m’oublier, ni me passer sous silence : je suis un grand fétiche maniable et terrible. Ma conscience est en miettes : tant mieux. D’autres consciences m’ont pris en charge67. Pour Sartre, écrire fut la plus grande affaire de sa vie. « Même dans le noir je pourrais écrire »68 clamait-il. Il accorde une importance capitale à l’imaginaire d’où il s’évade. C’est son lieu de refuge. Comme la réalité déçoit, il s’assimile à des héros.
« Longtemps j’ai pris ma plume pour une épée » dit-il pour affirmer sa soif d’écrire. De plus, il se donnera pour tâche d’être le sauveur de l’humanité dans ses évasions. Ainsi, il parait que lire et écrire ont été plus que des moyens d’une quête de soi pour Sartre.
Concernant Gide, sa quête de soi à travers l’activité littéraire est renforcée davantage par l’influence que la lecture a exercée sur lui. Le passage qui va suivre, livre une information plus nette :
C’est en ce temps que je commençai de découvrir les Grecs, qui eurent sur mon esprit une si décisive influence. Les traductions de Leconte de Lisle achevaient alors de paraître, dont on parlait beaucoup et que ma tante Lucile (je crois) m’avait données. Elles présentaient des arêtes vives, un éclat insolite et des sonorités exotiques propres à me ravir ; même on leur savait gré de leur rudesse et de cette petite difficulté de surface, parfois, qui rebutait le profane en quêtant du lecteur une plus attentive sympathie. À travers elles je contemplais l’Olympe, et la douleur de l’homme et la sévérité souriante des dieux ; j’apprenais la mythologie ; j’embrassais, je pressais sur mon cœur ardent la Beauté. Mon amie lisait de son côté L’Iliade et les Tragiques ; son admiration surexaltait la mienne et l’épousait ; je doute si même aux pâques de l’Évangile nous avons communié plus étroitement. Étrange69!
La représentation de la religion
Le thème de la religion est au cœur de ces deux récits, en ce sens que leurs auteurs en ont fait un débat aussi riche que complexe. Complexe dans le sens où, durant leur jeunesse, ils ont évolué dans des familles où la foi est vécue plus que tout autre chose. Cependant, chez eux, sa pratique et son caractère dogmatique posent problème. Les deux auteurs tiennent à leur propre émancipation, raison pour laquelle ils se sont acharnés à mettre en théorie certaines idées et à soutenir certaines thèses qui leur ont permis de vivre en harmonie, soit avec la pratique d’une religion qu’ils se sont faits eux- mêmes comme le cas de Gide, soit avec la mise en doute de l’existence du Tout Puissant jusqu’à devenir agnostique.
La représentation de la religion comme thème dans l’autobiographie gidienne et sartrienne n’est pas fortuite. En effet, pour André Gide et Jean-Paul Sartre, l’être humain ne doit pas être obligé d’agir sous la houlette de qui que ce soit, ni de quoi que ce soit. Il doit être libre de ses faits et gestes. Raison pour laquelle chacun a essayé d’étayer son propre point de vue sur la religion en tentant tant bien que mal de faire valoir sa conception religieuse.
Toutefois, la représentation de la religion plonge le lecteur dans la France de l’après-guerre où la croyance était plus ou moins en décadence. Et d’après Sartre, la famille ou plutôt la société a fait défaut durant cette période et non eux, les responsables. Il le dit explicitement en ces termes : Mais ma famille avait été touchée par le lent mouvement de déchristianisation qui naquit dans la haute bourgeoisie voltairienne et prit un siècle pour s’étendre à toutes les couches de la société: sans cet affaiblissement général de la foi, Louise Guillemin, demoiselle catholique de province, eût fait plus de manières pour épouser un luthérien. Naturellement, tout le monde croyait, chez nous: par discrétion74.
La situation de Sartre est plus que complexe. A l’entendre parler dans les Mots, on se rend compte qu’il n’avait plus, à un moment donné de sa vie, besoin de Dieu. Cela s’explique par le fait qu’il était en proie à un mal-être. Il a essayé de Le servir, et à beau chercher mais en vain. A ce propos, il déclare :
Dieu m’aurait tiré de peine: j’aurais été chef-d’œuvre signé; assuré de tenir ma partie dans le concert universel, j’aurais attendu patiemment qu’il me révélât ses desseins et ma nécessité. Je pressentais la religion, je l’espérais, c’était le remède. Me l’eut-on refusée, je l’eusse inventée moi-même. On ne me la refusait pas : élevé dans la foi catholique, j’appris que le Tout- Puissant m’avait fait pour sa gloire : c’était plus que je n’osais rêver. Mais, par la suite, dans le Dieu fashionable qu’on m’enseigna, je ne reconnus pas celui qu’attendait mon âme : il me fallait un Créateur, on me donnait un Grand Patron ; les deux n’étaient qu’un mais je l’ignorais ; je servais sans chaleur l’Idole pharisienne et la doctrine officielle me dégoûtait de chercher ma propre foi. Quelle chance! Confiance et désolation faisaient de mon âme un terrain de choix pour y semer le Ciel : sans cette méprise, je serais moine.75
Selon Sartre, la théorie sans la pratique ne mène nulle part. Il reproche à sa famille et plus précisément à son grand-père de n’avoir pas appliqué avec ferveur leur croyance religieuse. Pour lui, la famille s’est tout simplement contentée de croire. Témoin et acteur de cette situation, il l’explique à travers ces mots pleins de sens :
Dans notre milieu, dans ma famille, la foi n’était qu’un nom d’apparat pour la douce liberté française ; on m’avait baptisé, comme tant d’autres, pour préserver mon indépendance : en me refusant le baptême, on eût craint de violenter mon âme ; catholique inscrit, j’étais libre, j’étais normal : « Plus tard, disait-on, il fera ce qu’il voudra.» On jugeait alors beaucoup plus difficile de gagner la foi que de la perdre76.
Or, tel ne devait pas être le cas. Pour Sartre, croire en Dieu signifie être en connivence avec lui en tout lieu et en tout moment, dialoguer avec lui. En tout cas, c’est ce qu’il aurait voulu. Ce désir inassouvi ne serait-il pas la source de son athéisme ? Il va s’en dire qu’il y a des moments dans la vie où tout nous échappe et où nous perdons le contrôle sur toute chose, doué de raison ou non, puisque cela arrive à tout le monde. Les témoignages de Gide et Sartre confrontés à cette situation, sont poignants.
La vie étant faite de hauts et de bas, et face à de tels aléas, c’est le comment faire pour en sortir humblement qui pose problème. Dès fois même, l’on se demande s’il est possible de s’en sortir. La réponse doit être affirmative car, dit-on, vouloir c’est pouvoir. Et le mérite de ces auteurs réside dans l’aptitude dont ils ont toujours fait preuve pour se tirer d’affaire en faisant toujours recours à leurs épées pour reprendre le terme de Sartre.
En effet, dans Si le grain ne meurt et dans Les Mots, les auteurs s’attèlent à la peinture de leurs déboires. Leur fort réside, surtout, dans la capacité de transformer les mauvaises situations en de bonnes. Selon André Malraux, « s’il advint que l’artiste fixe un moment privilégié, il ne le fixe pas parce qu’il le reproduit mais parce qu’il le métamorphose 77».
Pierre Drieu La Rochelle, de son côté, pense que : « L’œuvre est le miroir de son auteur (puisque) la littérature n’est qu’une forme édulcorée de la confession78». Ainsi la plus grande partie de ses œuvres appartiendrait au genre autobiographique comme Etat civil, Le Jeune Européen, entre autres.
La perception qui se dégage de ces analyses, montre que l’écriture s’est toujours versé dans l’utilité. L’écriture de soi doit donc, être vue comme étant une pratique intimement nécessaire à l’homme, en ce sens qu’elle fait partie des moyens pouvant lui permettre d’extérioriser ses sentiments.
Grâce à la mise en pratique de cette forme d’écriture, Sartre, dans la deuxième partie des Mots intitulée Ecrire, a l’audace de parler de Dieu, en ne se voilant pas du tout la face pour une fois. Les termes pour l’apostropher sont saisissants, et rares sont les fois où il utilise le mot Dieu.
Assurément, il plonge son lecteur dans un univers fabuleux, surnaturel, avec le rappel de l’histoire d’Orphée dans la mythologie grecque. Ce dieu avait la capacité d’épater tout le monde avec sa musique et, voulant ressusciter sa femme Eurydice morte suite à la morsure d’un serpent, il tente d’émouvoir Dieu avec la lyre, son instrument de musique.
Sartre, quant à lui, au lieu d’une lyre, fait recours à sa plume pour évoquer le Tout-puissant, l’invoquant afin de communiquer avec Lui. Voici une conversation de Sartre avec le Saint-Esprit : Le Saint-Esprit me regardait. Il venait justement de prendre la décision de remonter au Ciel et d’abandonner les hommes ; je n’avais que le temps de m’offrir, je lui montrais les plaies de mon âme, les larmes qui trempaient mon papier, il lisait par-dessus mon épaule et sa colère tombait. Était-il apaisé par la profondeur des souffrances ou par la magnificence de l’œuvre ? Je me disais : par l’œuvre ; à la dérobée je pensais : par les souffrances. Bien entendu le Saint-Esprit n’appréciait que les écrits vraiment artistiques mais j’avais lu Musset, je savais que « les plus désespérés sont les chants les plus beaux » et j’avais décidé de capter la Beauté par un désespoir piégé. Le mot de génie m’avait toujours paru suspect : j’allai jusqu’à le prendre en dégoût totalement. Où serait l’angoisse, où l’épreuve, où la tentation déjouée, où le mérite, enfin, si j’avais le don ? Je supportais mal d’avoir un corps et tous les jours la même tête, je n’allais pas me laisser enfermer dans un équipement. J’acceptais ma désignation à condition qu’elle ne s’appuyât sur rien, qu’elle brillât, gratuite, dans le vide absolu. J’avais des conciliabules avec le Saint-Esprit: « Tu écriras », me disait-il. Et moi je me tordais les mains : « Qu’ai-je donc, Seigneur, pour que vous m’ayez choisi ? Rien de particulier. Alors, pourquoi moi ? Sans raison. Ai-je au moins quelques facilités de plume ? Aucune. Crois-tu que les grandes œuvres naissent des plumes faciles ?
– Seigneur, puisque je suis si nul, comment pourrais-je faire un livre ? -En t’appliquant.
-N’importe qui peut donc écrire ?
-N’importe qui, mais c’est toi que j’ai choisi. Ce truquage était bien commode : il me permettait de proclamer mon insignifiance et simultanément de vénérer en moi l’auteur de chefs- d’œuvre futurs. J’étais élu, marqué mais sans talent : tout viendrait de ma longue patience et de mes malheurs; je me déniais toute singularité : les traits de caractère engoncent ; je n’étais fidèle à rien sauf à l’engagement royal qui me conduisait à la gloire par les supplices79.
En effet, ce qui est émouvant avec ces deux autobiographes et qui retient l’attention de plus d’un, c’est qu’ils ont tous les deux le sentiment d’être élu. Dans la plupart de ses œuvres et plus particulièrement dans Si le grain ne meurt, Gide donne l’impression d’avoir bénéficié d’un don surnaturel, et parler de la puissance divine touche le tréfonds de son âme. A ce propos, racontant une de ses promenades qu’il juge comme l’une des plus exceptionnelles, Gide révèle : Sur le seuil de cette année (1884) il m’arriva une aventure extraordinaire. Au matin du premier jour de l’an : j’étais allé embrasser Anna (…) Je revenais, joyeux déjà, content de moi, du ciel et des hommes, curieux de tout, amusé d’un rien et riche immensément de l’avenir. Je ne sais pourquoi, ce jour-là, je pris pour m’en revenir, au lieu de la rue Saint-Placide qui était mon chemin habituel, une petite rue sur la gauche, qui lui est parallèle (…) À mi-chemin, quittant le soleil, je voulus goûter de l’ombre. J’étais si joyeux que je chantais en marchant et sautant, les yeux au ciel. C’est alors que je vis descendre vers moi, comme une réponse à ma joie, une petite chose voletante et dorée, comme un morceau de soleil trouant l’ombre, qui s’approcha de moi, battant de l’aile, et vint se poser sur ma casquette, à la manière du Saint-Esprit. Je levai la main ; un joli canari s’y logea ; il palpitait comme mon cœur, que je sentais emplir ma poitrine. Certainement l’excès de ma joie était manifeste au-dehors, sinon aux sens obtus des hommes ; certainement pour des yeux un peu délicats je devais scintiller tout entier comme un miroir à alouettes et mon rayonnement avait attiré cette créature du ciel. Je revins en courant près de ma mère, ravi de rapporter le canari ; mais surtout ce qui me gonflait, ce qui me soulevait de terre, c’était l’enthousiasmante assurance d’avoir été célestement désigné par l’oiseau. Déjà j’étais enclin à me croire une vocation ; je veux dire une vocation d’ordre mystique ; il me sembla qu’une sorte de pacte secret me liait désormais, et lorsque j’entendais ma mère souhaiter pour moi telle ou telle carrière, celle des Eaux et Forêts par exemple qui lui semblait devoir convenir particulièrement à mes goûts, je me prêtais à ses projets par convenance, du bout du cœur, comme on se prêterait à un jeu, mais sachant bien que l’intérêt vital est ailleurs. Pour un peu j’aurais dit à ma mère : Comment disposerais-je de moi ? Ne sais-tu pas que je n’en ai pas le droit? N’as-tu donc pas compris que je suis élu80?
De plus, la représentation de la religion est plus illustrée dans Si le grain ne meurt, quand l’auteur déclare ouvertement qu’à en un moment de sa vie, il ne pouvait pas rester une journée sans ouvrir la Bible, se passer de ce Livre sacré. Ceci est peut-être une justification du débat concernent la religion qui parcourt son autobiographie.
Le milieu détermine l’individu, avions-nous dit plus haut. Aussi par l’origine, Juliette Rondeaux se différencie-t-elle d’Anne Marie et de Charles Schweitzer. En cette femme, résident la morale et la foi religieuse plus que tout autre chose. Cette dernière, en plus de discuter avec son fils sur le thème de la religion, a essayé de l’élever en appliquant avec ferveur ses normes requises. Gide en fait la confidence dans Si le grain ne meurt, où sa lecture relance le lecteur au cœur du débat religieux.
Cette atmosphère religieuse impressionne Gide et renforce toutes ses tendances à l’introspection. Ainsi, en faisant part de ses lectures de la Bible, il atteste : C’est-à-dire que je commençai de lire la Bible mieux que je n’avais fait jusqu’alors. Je lus la Bible avidement, gloutonnement, mais avec méthode. Je commençai par le commencement, puis lus à la suite, mais entamant par plusieurs côtés à la fois. Chaque soir, dans la chambre de ma mère et près d’elle, je lisais ainsi un chapitre ou plusieurs dans les livres historiques, un ou plusieurs dans les poétiques, un ou plusieurs dans les prophètes. Ainsi faisant, je connus bientôt de part en part toute l’Écriture ; j’en repris alors la lecture partielle, plus posément, mais avec un appétit non calmé. J’entrais dans le texte de l’ancienne alliance avec une vénération pieuse, mais l’émotion que j’y puisais n’était sans doute point d’ordre uniquement religieux, non plus que n’était d’ordre purement littéraire celle que me versait L’Iliade ou L’Odyssée. Ou plus exactement, l’art et la religion en moi dévotieusement s’épousaient, et je goûtais ma plus parfaite extase au plus fondu de leur accord. Mais l’Évangile… Ah ! Je trouvais enfin la raison, l’occupation, l’épuisement sans fin de l’amour81.
Dans son Journal, Gide, à travers ses dialogues intérieur, se livre à toute sorte de méditation, et confie : « Je tâche de réserver chaque soir et chaque matin, une demi-heure de méditation, de dépouillement, d’apaisement et d’attente. Demeurer simplement attentif à cette présence de Dieu, exposé à ses divins regards »82.
Ce qui doit être signalé, c’est que, dans Les Mots tout comme dans Si le grain ne meurt, la représentation de la religion ou de la foi n’est pas aussi explicite qu’elle est prétendue l’être. En parler était une nécessité pour leurs auteurs car il fallait qu’ils s’expliquent pour se justifier. Et c’est de là que découle notre volonté de réserver une mention spéciale à l’écriture de soi. Elle a joué un rôle fondamental dans la réhabilitation des identités des auteurs qui se sont exprimés sur la cause de leur désir dans l’intention de se démarquer plus ou moins de la religion vu qu’ils n’ont pas respecté les normes.
Bien que la religion ait une place dans leur famille et dans leur cœur, André Gide et Jean-Paul Sartre ont vite compris que son application irait à l’encontre de leurs principes et c’est pourquoi Sartre s’est insurgé contre elle dans une tentation de vivre autrement.
Cette révolte de Sartre contre la religion aboutit au fait qu’il va finir par ôter de sa vie ce qui a toujours été pour lui source de discussion. Par contre, chez Gide, tel n’est pas le cas, car ce dernier s’intègre dans cette religion en dissociant plaisirs pédérastiques et amour.
On reconnaît l’arbre à ses fruits dit l’adage, mais l’exception fait la règle. André Gide, malgré l’éducation austère et religieuse, dont il a bénéficiée, s’est égaré de la voie, l’image de Gertrude dans La Symphonie Pastorale83. Sartre vit la même chose en faisant tomber les verrous de la morale religieuse.
En définitive, la religion avait une place dans le cœur de ces écrivains. Cependant, une fois adulte et aspirant de plus en plus à leur propre liberté, ils ont tenté de se défaire de toutes sortes de compromis. La religion donc, ne sera pas du tout épargnée du fait qu’elle pose une ligne de démarcation entre le permis et l’interdit, et c’est ce qu’ils déplorent eux. En effet, pour Gide et Sartre, l’individu ne doit pas être contraint. Ils prônent ainsi une émancipation de l’être comme le suggère André Breton dans Le Manifeste du surréalisme.
Pour ces derniers, l’être humain doit être libre dans ses actes et dans ses pensées parce qu’il doit avoir le droit d’opérer des choix dans sa vie. C’est cette vision des choses qui a conduit André Gide et son homologue à fustiger certaines circonstances pour mener à bien leur tentation de vivre avec une renaissance et une ressuscitation.
La tentation de vivre
« (…) cette Liberté que nous prétendons représenter et défendre, n’est le plus souvent que le droit d’en faire à notre tête, à notre guise, et serait mieux nommée : insubordination 84».
Cette assertion ou vérité de Gide est extraite de son Journal. Elle met en exergue son attitude désinvolte et éclaire bien le projet thématique. En effet, le terme d’insubordination est souvent préférer à celui de la liberté parce que plus approprié, selon lui.
Toutefois, il faut admettre que l’insubordination tout comme la liberté, riment avec un refus ardent de se soumettre à qui que ce soit et à quoi que ce soit, d’où l’idée d’une révolté bien notée dans Si le grain ne meurt et dans Les Mots. Car leurs auteurs, pour suivre leurs aspirations et leurs désirs, vont s’insurger contre tout compromis, contre tout ce qui pourrait être une entrave en leur marche vers la liberté. D’ailleurs, ils souhaitent de les vivre pleinement.
Cependant, l’application de cette volonté suscite un certain anticonformisme dont Gide et Sartre seront armés pour assouvir leur désir. Mais la manière de le vivre est différente. Chacun procèdera à sa propre façon, en jouissant pleinement de leur vie nouvelle.
Ainsi dans Si le grain ne meurt, André Gide dévoile toute sa volonté de vivre avec harmonie, en ne suivant que ses aspirations. Bien que ces dernières aillent à l’encontre de ce qui est conforme, ce qui l’anime est plus fort que tout. Donc même s’il est animé d’une certaine volonté d’être conformiste, il sent un besoin immense de le vivre en suivant ses désirs.
Pour réussir ce bras de fer, il se démarque de sa famille et plus précisément de sa mère trop protectrice qui ne cesse de s’interposer et d’interférer dans sa vie. Il s’y prend, d’abord, par la fuite de la maison familiale par le biais des voyages. Ensuite, il explique le motif de la séparation qu’il a opéré entre l’amour et ses plaisirs pédérastiques. Le mariage avec sa cousine Madeleine Rondeaux est resté blanc et c’est pendant son voyage initiatique à Alger qu’il a osé proclamer pour de bon son homosexualité. Ces deux faits évoqués portent l’emblème d’une de ses œuvres phares dénommée L’Immoraliste.
La complexité de l’auteur se voit dans son aveu. André Gide fait partie de ces auteurs difficiles à cerner et, il est même conscient de cela et le confirme en ces termes : « chacune de mes œuvres est en réaction directe contre la précédente…Si l’immoraliste est la critique (…) d’une forme de l’individualisme, la porte étroite est celle d’une certaine tendance mystique 85».
La critique thématique qui est une des nouvelles formes de critique pense que l’œuvre est un réseau de formes, de thèmes, et ces derniers sont mis en rapport avec la conscience de l’écrivain. Pour cette forme de critique, l’idéal ne serait pas de suivre le texte mais plutôt le cheminement d’un thème à travers l’œuvre. En s’y référant, force est de noter que la tentation de vivre est un thème récurrent dans Si le grain ne meurt et dans Les Mots.
Le diariste Gide confie qu’il n’est « qu’un petit enfant qui s’amuse doublé d’un pasteur qui l’ennui 86».
En effet, ce denier, malgré tout ce qu’il a reçu et bénéficié comme éducation et morale, a des penchants homosexuels. Pourtant, au lieu de s’en départir et de virer à la normale, il ose le proclamer ouvertement et le vivre pleinement, dans la deuxième partie de Si le grain ne meurt, et plus encore dans Corydon, une de ses nombreuses œuvres, qui doit être considérée selon Chahira Abdallah Elsokati comme : Un essai dans lequel André Gide soutient une nouvelle théorie de l’amour pédérastique normal ». Il y défend sa position tout en esquissant son identité, et en s’efforçant de faire reconnaître celle-ci à travers son œuvre. Il répond ainsi à l’inquiétude de toute sa génération, ou au moins d’une élite de cette génération. Gide le dit : Corydon est un livre par lequel il veut « gêner »87.
Bon nombre de spécialistes se sont attelés à démontrer l’analogie qui existe entre Si le grain ne meurt et Corydon, à travers les thèmes développés. Cela a fait dire à Alain Goulet que l’on devrait considérer : Si le grain ne meurt comme le livre jumeau de Corydon, Gide étant désireux d’y montrer comment cette pulsion homosexuelle a structuré son identité et son histoire à côté du traité visant à démontrer et à établir le droit de l’homosexualité à exister
comme un fait de nature et de culture, le tout culminant dans l’établissement d’une morale88.
Face à cette attitude pleine de courage avec l’aveu et la vie d’homosexuel, l’existence n’est pas facile car Gide subira toute sorte de critiques et de reproches. Mais il a assumé et s’est donné les raisons qui l’ont conduit à l’acte d’écrire en vue d’une libération. Une situation que Gérard Gautier traduit en ces termes : « L’œuvre de Gide libère, ne cesse de libérer 89». Mais l’auteur de Si le grain ne meurt a ses propres convictions. Le projet de préface les dévoile par cette déclaration : J’estime que mieux vaut encore être haï pour ce que l’on est, qu’aimé pour ce que l’on n’est pas. Ce dont j’ai le plus souffert durant ma vie, je crois bien que c’est le mensonge. Libre à certains de me blâmer si je n’ai pas su m’y complaire et en profiter. Certainement j’y eusse trouvé de confortables avantages. Je n’en veux point90.
Le paradoxe noté est le fait que Gide justifie son égarement en se référant à la Bible en la paraphrasant. Cette pratique se révèle déjà dans le titre même de cette autobiographie. L’auteur de Si le grain ne meurt, doit être considéré comme une brebis égarée, c’est sans doute ce qui justifie le fait que l’œuvre soit pour lui un vaste débat moral. Une situation que traduit encore Gérard Gautier en ces termes en attestant que l’œuvre gidienne : « n’est peut-être qu’un incessant débat moral, alors qu’au cours de sa vie il a dénoncé la morale traditionnelle et la lecture traditionnelle des Évangiles. L’éthique deviendra une des principales préoccupations de Gide : elle prend sa source dans le christianisme 91».
Quoi qu’il en soit, la volonté de Gide est d’éveiller la conscience comme l’indique François Mauriac : « Tout homme qui nous éclaire sur nous-mêmes prépare en nous les voies de la grâce. La mission de Gide est de jeter des torches dans nos abîmes, de collaborer à notre examen de conscience92».
Avec Sartre la situation est tout aussi ambiguë. Sa tentation de vivre a été tellement forte qu’il a fini par se départir de ce qui a presque toujours été source de doute, d’incompréhension. Il s’est évertué à faire une tabula rasa de la notion de famille en pointant du doigt son grand-père qu’il juge à moitié responsable de son athéisme : Charles Schweitzer était trop comédien pour n’avoir pas besoin d’un Grand Spectateur mais il ne pensait guère à Dieu sauf dans les moments de pointe ; sûr de le retrouver à l’heure de la mort, il le tenait à l’écart de sa vie. Dans le privé, par fidélité à nos provinces perdues, à la grosse gaîté des antipapistes, ses frères, il ne manquait pas une occasion de tourner le catholicisme en ridicule : ses propos de table ressemblaient à ceux de Luther. Sur Lourdes, il ne tarissait pas : Bernadette avait vu « une bonne femme qui changeait de chemise » ; on avait plongé un paralytique dans la piscine et, quand on l’en avait retiré, « il voyait des deux yeux ». Il racontait la vie de saint Labre, couvert de poux, celle de sainte Marie Alacoque, qui ramassait les déjections des malades avec la langue. Ces bourdes m’ont rendu service : j’inclinais d’autant plus à m’élever au-dessus des biens de ce monde que je n’en possédais aucun et j’aurais trouvé sans peine ma vocation dans mon confortable dénuement ; le mysticisme convient aux personnes déplacées, aux enfants surnuméraires : pour m’y précipiter, il aurait suffi de me présenter l’affaire par l’autre bout ; je risquais d’être une proie pour la sainteté. Mon grand-père m’en a dégoûté pour toujours : je la vis par ses yeux, cette folie cruelle m’écœura par la fadeur de ses extases, me terrifia par son mépris sadique du corps ; les excentricités des saints n’avaient guère plus de sens que celles de l’Anglais qui plongea dans la mer en smoking. En écoutant ces récits, ma grand-mère faisait semblant de s’indigner, elle appelait son mari « mécréant » et « parpaillot », elle lui donnait des tapes sur les doigts mais l’indulgence de son sourire achevait de me désabuser ; elle ne croyait à rien ; seul, son scepticisme l’empêchait d’être athée. Ma mère se gardait bien d’intervenir ; elle avait « son Dieu à elle » et ne lui demandait guère que de la consoler en secret. Le débat se poursuivait dans ma tête, affaibli : un autre moi- même, mon frère noir, contestait languissamment tous les articles de foi ; j’étais catholique et protestant, je joignais l’esprit critique à l’esprit de soumission. Dans le fond, tout cela m’assommait : je fus conduit à l’incroyance non par le conflit des dogmes mais par l’indifférence de mes grands-parents93.
Au regard de ce discours pour son athéisme. En tant que bon chrétien, il a tant bien que mal essayé de remplir ses devoirs, la suite en dit long :
Pourtant, je croyais : en chemise, à genoux sur le lit, mains jointes, je faisais tous les jours ma prière mais je pensais au bon Dieu de moins en moins souvent. Ma mère me conduisait le jeudi à l’Institution de l’abbé Dibildos : j’y suivais un cours d’instruction religieuse au milieu d’enfants inconnus. Mon grand-père avait si bien fait que je tenais les curés pour des bêtes curieuses ; bien qu’ils fussent les ministres de ma confession, ils m’étaient plus étrangers que les pasteurs, à cause de leur robe et du célibat94.
Il est évident que le sujet qui tourne autour du Tout Puisant, occupe une place centrale dans Les Mots, et sa lecture donne l’impression de croire que son auteur n’a jamais cessé de se poser des questions sur Dieu. Jean-Paul Sartre a essayé de ne pas déroger à la règle. Il était animé de bonne foi car selon lui-même « son penchant pour la vertu l’avait conduit à chérir le Diable 95». Nous pensons que le sujet sur la religion a plus que hanté Sartre. Pour en finir, il a mis simplement une tabula rasa sur toutes ses normes.
Au fait, ce qui est primordial et qui doit être retenu, c’est ce que disait Voltaire lorsqu’il écrivait une lettre au duc de Richelieu : « (…) mais la destinée n’est à personne ; elle se moque de nous tous ». Donc, nous pouvons réaffirmer l’idée selon laquelle qu’on fait sa destinée mais on subit son destin.
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Table des matières
SOMMAIRE
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE
Chapitre I : la quête identitaire à travers le cadre familial
1.1. La représentation de la famille
1.2. Lire et écrire pour une quête de soi
Chapitre II : à la recherche d’une liberté
2.1. La représentation de la religion
2.2. La tentation de vivre
DEUXIEME PARTIE
Chapitre III : des traces du roman d’apprentissage
3.1. De l’émerveillement par la lecture aux premières tentatives d’écriture
3.2. Aux sources de la maîtrise de soi et des mots
Chapitre IV : la technique de narration des oeuvres
4.1. Le monologue intérieur
4.2. Les voix narratives
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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