Un mouvement porteur d’un imaginaire trรจs puissant
Le mouvement olympique contemporain est issu d’une riche histoire, oรน des valeurs fortes de vigueur, de partage, d’amitiรฉ, de puretรฉ morale, lui sont assignรฉes. Ces valeurs qualifiรฉes bien souvent de ยซย coubertiniennesย ยป, qui attribuent des qualitรฉs intrinsรจques au sport et ร la compรฉtition, sont toujours incarnรฉes dans l’imaginaire collectif par l’olympisme, bien qu’elles aient รฉtรฉ rapidement bafouรฉes dans les faits, dรจs le dรฉbut du vingtiรจme siรจcle (Andrieu, op cit). Ainsi, Monreal (1997), concepteur du musรฉe olympique de Lausanne, dรฉfend l’existence d’une vรฉritable culture olympique ; il considรจre que lโolympisme est culture, dans la mesure oรน il reprรฉsente un symbole diffusรฉ mondialement, et quโil crรฉรฉe son propre langage. Positionnรฉ ร mi-chemin entre un spectacle sportif et un spectacle artistique, ce mouvement aurait une identitรฉ culturelle propre, en plus d’un impact planรฉtaire, et un enracinement culturel profond dans la sociรฉtรฉ. Pour lui, le potentiel du mouvement olympique est lโoccasion de promouvoir le fair-play, la protection de l’environnement et la paix.
La puissance idรฉologique du mouvement olympique dans le monde social est ร mettre en relation avec une conception laudatrice du sport, dรฉfendue par certains auteurs dans la littรฉrature. Ainsi, Ehrenberg (1991) soutient le potentiel du sport qui permet ร chacun de se rรฉaliser individuellement dans la sphรจre sociale, en s’affranchissant ainsi du dรฉterminisme de son appartenance sociale. Bromberger (1999) de son cรดtรฉ loue l’alรฉa des รฉpreuves sportives qui en font tout son intรฉrรชt en tant que spectacle, tout en incarnant รฉgalement l’idรฉe que les sportifs peuvent inverser l’ordre social en s’illustrant dans les รฉpreuves sportives. Ainsi, le sport โ et plus encore, les JO, qui incarnent de faรงon concentrรฉe et surmรฉdiatisรฉe le monde des รฉpreuves sportives โ constituerait un mythe รฉgalitaire trรจs puissant (Duret & Trabal, 2001) : le sport reprรฉsenterait alors symboliquement un ยซย รฎlot de puretรฉย ยป, oรน les fรฉdรฉrations internationales et le CIO seraient les ยซย gardiens du templeย ยป. Dans cette perspective, les mouvements sportif et olympique sont porteurs d’une fonction mythologique importante, comme le soulignaient Brohm (1976), ce qui leur confรจre une aura et un statut rarement discutรฉs ou remis en cause, de par la puissance du mythe qu’ils reprรฉsentent dans la sociรฉtรฉ.
Des enjeux gรฉopolitiques et รฉconomiques trรจs forts
Toutefois, les JO concentrent ร l’heure actuelle des enjeux รฉconomiques et gรฉopolitiques considรฉrables (Augustin & Gillon, 2004) : s’y mรชlent les multinationales qui sponsorisent l’รฉvรจnement, les enjeux de prestige international pour la ville organisatrice, la question des infrastructures ร construire ou amรฉnager, la question des sportifs de haut-niveau qui ont beaucoup ร gagner (tant รฉconomiquement que symboliquement), etc.
En gรฉographie, Mรผller (2015a, 2015b) a rรฉalisรฉ des รฉtudes sur les ยซย mega-eventsย ยป, dans lesquelles se trouvent les JO les plus rรฉcents (Londres en 2012, Sotchi en 2014, Rio en 2016), entre autres (expositions universelles, coupe du monde de football, etc.). Ces รฉvรจnements sont dรฉfinis par quatre dimensions constituantes : leur coรปt (supรฉrieur ร un milliard de dollars) ; le nombre de visiteurs (supรฉrieur ร un million) ; la mรฉdiatisation (dont la mesure est subjective et complexe) ; les impacts transformatifs sur l’urbanisme (positifs comme nรฉgatifs).
Il souligne les consรฉquences trรจs lourdes qu’ont ces รฉvรจnements sur les dimensions รฉconomiques, sociales et environnementales, et identifie sept ยซย syndromesย ยป propres au mega-events :
โข Les coรปts sous-estimรฉs
โข Les bรฉnรฉfices surestimรฉs
โข L’urbanisation en prioritรฉ pour l’รฉvรจnement (les besoins locaux sont relรฉguรฉs au second plan aprรจs ceux d’accueil du public), sans prise en compte de l’impact environnemental
โข La prise de risque public (oรน les pouvoirs publics assument le risque financier)
โข Le droit d’exception (au niveau de la fiscalitรฉ ou des expropriations par exemple)
โข Des appels d’offre biaisรฉs (les marchรฉs sont attribuรฉs d’office ร certaines entreprises)
โข Un phรฉnomรจne de gentrification .
Si la littรฉrature sur les consรฉquences nรฉgatives de ces รฉvรจnements est fournie, l’auteur indique lโabsence de consensus entre les chercheurs et les villes, qui voient ces รฉvรจnements comme une opportunitรฉ de dรฉveloppement, appuyรฉe par le CIO et des cabinets de conseil. Par ailleurs, certains travaux nous invitent ร saisir une rรฉalitรฉ plus complexe : Mรผller (op cit, 2015b) รฉvoque l’accรฉlรฉration des travaux de construction d’infrastructures (Preuss, 2004) ; les bรฉnรฉfices pour l’รฉconomie locale (Gratton, Shibli & Coleman, 2005), ou pour l’image de la ville hรดte (Grix, 2012).
Ainsi, en tant que mega-event, les JO auraient une position ambivalente pour les villes qui les accueillent : s’ils peuvent engendrer des consรฉquences nรฉgatives sur les territoires, ils peuvent รฉgalement leur apporter un dynamisme apprรฉciable.
Par ailleurs, Mรผller (2015a) propose une classification entre major-event, mega-event, voire giga-event, de taille encore plus grande. L’auteur propose une classification chiffrรฉe par un systรจme de points pour dรฉfinir la taille des รฉvรจnements. Le gigantisme des JO est ร mettre en perspective face ร la taille bien infรฉrieure des รฉvรจnements en escalade : ainsi, les championnats du Monde d’Escalade 2016 ร Paris-Bercy ont rassemblรฉ seulement 7000 spectateurs… Il y a donc un contraste d’รฉchelle manifeste entre l’รฉvรจnement international que sont les JO, et les compรฉtitions d’escalade.
Un modรจle contestรฉ
Le mouvement olympique est, nous l’avons vu, tiraillรฉ entre ses valeurs hรฉritรฉes de son histoire, et sa rรฉalitรฉ politique et รฉconomique, aux consรฉquences ambivalentes. Mais au-delร de leur image, c’est un modรจle hรฉgรฉmonique qui se craquelle et semble รชtre le coeur de nombreuses contestations et critiques.
Ainsi, les consรฉquences des Jeux ont รฉtรฉ dรฉnoncรฉes sur le plan gรฉographique (c’est-ร -dire leurs impacts social et environnemental) ; Mรผller (op cit, 2015b) รฉvoque ainsi le fait que les Jeux deviennent un bourbier รฉconomique et social pour les villes organisatrices, et cite Wilson (2014), soutenant que les JO de 2022 sont les ยซ games that no one seems to want ยป. Tel un cadeau empoisonnรฉ, les villes ne se bousculent plus pour candidater auprรจs du CIO, suite aux problรจmes rencontrรฉs ร Londres en 2012 (le budget qui explose), Sotchi en 2014 (exploitation de travailleurs esclaves et lourdes dรฉgradations environnementales), ou Rio en 2016 (expropriation de nombreuses personnes pour construire les infrastructures).
Des critiques รฉmanent รฉgalement sur le plan sociologique : on peut rappeler la critique des mouvements sportif et olympique par Brohm (1976), pour qui le spectacle sportif, en tant qu’analogie parfaite du systรจme capitaliste, produit un spectacle abrutissant que les gens consomment, ce qui les dรฉtourne des vrais problรจmes de la sociรฉtรฉ, tout en faisant du sportif un ยซย ouvrierย ยป obligรฉ de vendre sa force de travail. Si cette analyse date d’il y a quarante ans, on peut toutefois remarquer que la fusion entre l’รฉconomie capitaliste et le sport n’a jamais รฉtรฉ aussi aboutie qu’aujourd’hui, avec par exemple le phรฉnomรจne de ยซย namingย ยป des stades sportifs, ou encore l’existence d’รฉquipes privรฉes (comme sur le Tour De France par exemple) dans les rencontres sportives.
Duret & Trabal (op cit) ont de leur cรดtรฉ รฉtudiรฉ les affaires de corruption qui entachent la rรฉputation du CIO : si pour eux, le sport reprรฉsente une incarnation puissante du mythe รฉgalitaire, la rรฉalitรฉ du fonctionnement du CIO serait caractรฉrisรฉe par une corruption gรฉnรฉralisรฉe, allant de cadeaux faits par les villes candidates aux membres du CIO, jusqu’ร des versements d’argent, comme l’illustre leur รฉtude des procรฉdures d’attribution des JO de 2002 et 2006. Cette institution composรฉe de membres non-รฉlus (comme le voulait De Coubertin ร l’origine) รฉvolue dans un flou juridique de par son caractรจre transnational et son fonctionnement opaque, ce qui lui vaudrait une critique croissante dans la sociรฉtรฉ.
Enfin, Wheaton & Thorpe (op cit) soulignent la perte de vitesse du spectacle olympique chez les jeunes, et un vieillissement des spectateurs. Le dรฉcalage entre les activitรฉs prรฉsentรฉes et celles qui intรฉressent les spectateurs les plus jeunes rebute la plupart de ces derniers ร regarder les JO. Dans cette optique, le CIO tente, depuis le changement de prรฉsidence en 2014, d’intรฉgrer des sports ยซย d’actionย ยป pour attirer le public jeune, qui manque de plus en plus d’intรฉrรชt pour le mouvement olympique.
Conclusion
L’olympisme, de par sa genรจse historique singuliรจre, est donc porteur d’un systรจme de valeurs trรจs fort, qui a une aura internationale. Cependant, la rรฉalitรฉ du fonctionnement du CIO et les nombreux scandales รฉmanant du CIO ou de l’organisation des JO ternissent l’image du mouvement olympique, qui semble peu enclin ร se renouveler en profondeur, tant les enjeux รฉconomiques et politiques sont รฉnormes.
Pour autant, une vรฉritable stratรฉgie de sรฉduction vis-ร -vis des jeunes et des sports ยซย d’actionย ยป semble se mettre en place au sein du CIO. Dans cette perspective, l’escalade a pu profiter de ce contexte favorable pour intรฉgrer le programme des JO 2020.
Conclusion Cadre Gรฉnรฉral
L’escalade semble donc aujourd’hui รชtre ร un carrefour, oรน deux chemins se dessinent : le maintien de sa dimension alternative, avec ses propres rรจgles, son marchรฉ spรฉcifique et son systรจme de valeurs en marge de celui du systรจme sportif traditionnel ; ou bien la reconnaissance en tant que sport โ et non comme une activitรฉ de loisir, telle qu’elle est souvent perรงue โ dans la sociรฉtรฉ, avec la structuration de l’activitรฉ conforme au modรจle sportif traditionnel, oรน l’olympisme est vu comme une suite logique dans ce processus de sportivisation. Toutefois, plutรดt que de choisir entre ces deux chemins antagonistes, les pratiquants et les institutions semblent animรฉs par la volontรฉ de concilier ces deux options, quitte ร faire le grand รฉcart โ l’intรฉgration de l’escalade aux JO de 2018 et 2020 accroissant encore d’avantage le fossรฉ qui sรฉpare ces deux conceptions de l’activitรฉ. En effet, les JO reprรฉsentent un modรจle sportif dรฉcomplexรฉ, mais aussi vivement critiquรฉ, qui escalade aux Jeux olympiques de 2020 : analyse dโune controverse sportive sacralise la relation entre รฉconomie capitaliste et compรฉtitions sportives. Malgrรฉ une restauration en 1896 empreinte de valeurs humanistes, qui donne encore au mouvement olympique une puissance idรฉologique qui rassemble les foules lors de l’รฉvรจnement, l’envers du dรฉcor (corruption, tricherie, dรฉgradations environnementales, etc.) n’est dรฉsormais plus un secret.
L’escalade se trouve donc dans une situation dรฉlicate, oรน la volontรฉ de se dรฉvelopper sur le plan compรฉtitif a conduit l’IFSC ร oeuvrer activement pour intรฉgrer l’activitรฉ au programme des JO ; or ces Jeux sont aux antipodes des valeurs habituellement revendiquรฉes par les grimpeurs, y compris ceux qui pratiquent les compรฉtitions. Le format proposรฉ par l’IFSC (le combinรฉ, largement critiquรฉ car en dรฉcalage avec la pratique actuelle des compรฉtiteurs), sous la contrainte du CIO et du COJO (Comitรฉ d’Organisation des JO) de n’offrir qu’une unique mรฉdaille aux nouveaux venus, reprรฉsente un deuxiรจme point d’achoppement, qui vient s’ajouter aux nombreuses rรฉticences vis-ร -vis de l’olympisation de l’activitรฉ.
Cadre Thรฉorique
Une sociologie pragmatique
Postulats thรฉoriques et mรฉthodologiques
La revue de Barthe & al (2013) offre une clarification des orientations thรฉorique et mรฉthodologique de la sociologie pragmatique, hรฉritรฉe de l’individualisme mรฉthodologique de Boudon, qui s’oppose traditionnellement ร la sociologie classique bourdieusienne. Ainsi, ce courant de la sociologie se propose de prendre le contrepied d’une discipline qui, dans sa conception dominante, cherche ร expliquer le rรฉel ร partir de cadres explicatifs prรฉรฉtablis, en rรฉvรฉlant ce qui est cachรฉ, ce dont les acteurs n’ont pas conscience. Il s’agit alors de reconstruire le rรฉel ร partir de l’analyse, sans ร priori, et en accordant une place de premier ordre ร l’action, au discours et ร la rรฉflexivitรฉ des acteurs. Les auteurs proposent ainsi plusieurs dimensions constitutives de la sociologie pragmatique.
Le lien entre les niveaux micro et macroscopiques
Il s’agit dans cette perspective de ne jamais dรฉlaisser le plan des situations, c’est-ร -dire le plan microscopique. Plutรดt que de l’opposer au plan macroscopique, il faut envisager leur complรฉmentaritรฉ : celui-ci est lui-mรชme accompli, rรฉalisรฉ et objectivรฉ de situation en situation, ร travers des pratiques, des institutions, ou encore des dispositifs qui le constituent.
D’un point de vue mรฉthodologique, les auteurs indiquent le parti-pris dans les รฉtudes de suspendre la dualitรฉ entre le processus d’objectivisation et la structure objectivรฉe ; non pas par dรฉni des phรฉnomรจnes macroscopiques et structurants, mais par refus d’adopter une analyse structurale. Le chercheur s’inscrit donc dans une conception alternative, qui articule les rรฉalitรฉs situationnelles et les rรฉalitรฉs structurelles, sans les hiรฉrarchiser.
La temporalitรฉ historique
Il s’agit de faire preuve de prรฉsentisme mรฉthodologique : ร chaque moment, il convient de considรฉrer dans l’analyse l’indรฉtermination relative qui caractรฉrise chaque situation. En d’autres termes, le chercheur mรจne une vรฉritable ยซย enquรชte gรฉnรฉalogiqueย ยป pour comprendre le prรฉsent, en retraรงant le plus justement l’enchainement des รฉvรจnements.
La question des intรฉrรชts
Plutรดt que de considรฉrer les intรฉrรชts poursuivis par les acteurs comme une ressource commode et inรฉpuisable pour expliquer l’action, l’intรฉrรชt devient un objet de recherche ร part entiรจre, en รฉtant considรฉrรฉ comme le fruit de l’action, et non plus sa cause.
Le discours des acteurs
La sociologie pragmatique prend au sรฉrieux le discours des acteurs pour deux raisons :
โข Dans le but de rendre compte des fondements pratiques de leur discours, le chercheur va reconstituer les logiques โ parfois contradictoires โ des individus, qui sont les sources de son activitรฉ critique.
escalade aux Jeux olympiques de 2020 : analyse dโune controverse sportive
โข Dans le but d’analyser leurs effets sociaux : il s’agit de saisir comment les acteurs s’emploient dans leur discours, quelles preuves ou appuis matรฉriels ils utilisent, et quel succรจs leur discours obtient.
Il faut donc considรฉrer que derriรจre chaque discours, les acteurs ont des raisons de le dire : dรจs lors, le chercheur ne cherche pas seulement ร enregistrer leur critique, mais ร en saisir les fondements.
La rรฉflexivitรฉ des acteurs
Il y a un refus chez les sociologues pragmatiques de dissocier l’analyse des pratiques de l’analyse de la rรฉflexivitรฉ des acteurs, une action n’รฉtant jamais dรฉpourvue de raisons. Il s’agit de saisir le rapport rรฉflexif que les acteurs ont avec leur ยซย agirย ยป. Ce rapport rรฉflexif s’envisage selon des degrรฉs divers, allant de la rรฉflexivitรฉ maximale ร une rรฉflexivitรฉ trรจs faible ; mais les acteurs n’en sont jamais complรจtement dรฉpourvus.
La question de la socialisation
Pour l’รฉtude de la socialisation des acteurs, les auteurs reprennent la conception dรฉveloppรฉe par Boltanski & Thevenot (1991), selon laquelle les agents sociaux ne doivent pas รชtre prรฉjugรฉs cohรฉrents ร eux-mรชmes. Il convient d’analyser leur socialisation sous l’angle de la pluralitรฉ des logiques, parfois contradictoires, sans faire primer une logique sur les autres. Ainsi, le sociologue refuse de s’appuyer sur les dispositions โ l’habitus โ pour expliquer ou justifier l’action. Il y a donc une rรฉelle volontรฉ de repartir de l’action en situation, en gardant une part d’imprรฉvisibilitรฉ, dans l’analyse, en se dรฉtachant de toute explication relative ร l’habitus des acteurs รฉtudiรฉs.
La symรฉtrie par rapport ร la notion de pouvoir
En sociologie pragmatique, il convient de suspendre dans l’analyse les positions de dominants et de dominรฉs, ce que Bloor (1984) a appelรฉ principe de symรฉtrie. En effet, chacune des deux parties (le dominant et le dominรฉ) ont, malgrรฉ la situation de domination effective d’une partie sur l’autre, une relation de dรฉpendance l’un avec l’autre. Dans cette perspective, les auteurs rappellent que le pouvoir n’existe pas en dehors des รฉpreuves auxquelles il donne lieu, et qu’il faut donc le mettre en perspective dans l’analyse. Il s’agit รฉgalement de ne pas effacer dans l’analyse l’indรฉtermination relative de l’action, ร laquelle ce courant sociologique accorde une place majeure, au profit d’une explication reposant sur les rapports de pouvoir existants.
Les inรฉgalitรฉs sociales
Ici, les inรฉgalitรฉs sociales ne sont plus envisagรฉes comme une ressource explicative de l’action, mais comme ce qu’il convient d’expliquer. Ce ne sont alors plus les causes, mais le produit de l’action. Il s’agit d’une perspective sociologique originale qui inverse la faรงon de voir les choses, qui se refuse d’utiliser les inรฉgalitรฉs sociales observรฉes comme une explication des situations. Lร encore, on retrouve la volontรฉ d’articuler le plus justement les niveaux macroscopique (c’est-ร -dire structurel) et microscopique (sur le plan des situations) : sans nier les phรฉnomรจnes structurels, il s’agit de ne pas les mobiliser pour expliquer les situations, mais considรฉrer que ce sont celles-ci โ et leur analyse, dรฉgagรฉe de tout a-priori โ qui constituent, par leur accumulation, le plan macroscopique.
Le piรจge du relativisme
Les auteurs soulรจvent un problรจme clรฉ que soulรจve le principe de symรฉtrie : celui-ci peut s’avรฉrer choquant pour l’รฉtude d’acteurs controversรฉs, tels que les terroristes, les nazis, etc. En effet, si le chercheur adopte une posture comprรฉhensive, qui valorise leur discours et leur rรฉflexivitรฉ, et admet leurs contradictions internes, cela peut รชtre interprรฉtรฉ comme une faรงon de dรฉfendre ces criminels. Or Boltanski & Thevenot (op cit, 1991) รฉvoquent, pour parer ร cet argumentaire, la notion de ยซย sens de la justiceย ยป : appliquer un principe de symรฉtrie dans l’analyse n’empรชche pas d’avoir un jugement de valeur sur les actions รฉtudiรฉes, et les arguments controversรฉs de ces acteurs, exprimรฉs publiquement, sont de facto plus critiquables, ce qui n’empรชche pas le sociologue de les dรฉcrire et de les analyser. Ainsi, malgrรฉ le discours controversรฉ qui peut รชtre tenu par certains acteurs, l’existence d’รฉpreuves de rรฉalitรฉ auxquelles se confronte leur discours empรชche l’analyse sociologique de tomber dans le piรจge de la relativitรฉ.
La critique du monde social
Les auteurs postulent que la sociologie pragmatique peut partir des impasses de la sociologie critique traditionnelle, pour expรฉrimenter un nouveau type d’engagement critique. En effet, les cadres explicatifs structurels mobilisรฉs en sociologie traditionnelle ne permettent pas toujours une analyse critique pertinente. Duret & Trabal (op cit) proposent de passer d’une sociologie critique ร une sociologie de la critique : il s’agit d’une rupture sur le statut accordรฉ ร la critique, oรน le sociologue n’a plus pour rรดle de dรฉvoiler ce qui รฉchappe aux acteurs, mais celui de reconstruire la rรฉalitรฉ sociale ร partir de leurs jugements et de leurs actions.
La sociologie de l’acteur-rรฉseau
La sociologie de l’acteur-rรฉseau (SAR) est un paradigme sociologique proposรฉ par Latour (2006), qui consiste ร considรฉrer le monde social sous la focale des rรฉseaux d’acteurs qui se font et se dรฉfont en permanence autour d’intรฉrรชts communs. Pour lui, il existe deux faรงons de faire de la sociologie : chercher ร expliquer la sociรฉtรฉ (le social se projette sur diffรฉrentes sphรจres de la vie d’un individu : c’est la sociologie des dispositions) ; considรฉrer le social comme lโassociation nouvelle dโacteurs en renouvellement permanent โ conception dans laquelle il s’inscrit.
Il s’agit pour lui d’une nouvelle faรงon d’รฉtudier le social, caractรฉrisรฉe par trois critรจres fondamentaux :
โข Le principe de symรฉtrie (Bloor, op cit), avec l’intรฉgration d’acteurs (ou actants) non-humains. Dans cette perspective, l’auteur nous invite ร repenser la dichotomie entre la nature et le social, qu’il rรฉfute.
โข L’absence de composition sociale et de stabilitรฉ ร priori, qui nuirait ร la pertinence de l’analyse.
โข Le fait de mener l’enquรชte en ยซย rรฉassemblantย ยป le social, en analysant la formation des collectifs.
La SAR s’inscrit donc dans une approche pragmatique, en participant ร cette mรชme mouvance sociologique qui part du discours des acteurs et du plan des situations pour expliquer le social.
Ce paradigme a รฉtรฉ mobilisรฉ lors de travaux sur la recherche scientifique (Callon & Latour, 1991) ou dans le champ de la sociologie de l’innovation (Goulet & Vinck, 2012 ; Boutroy & al, 2014) .
Les processus conflictuels
La question de l’escalade olympique est une question qui suscite de nombreux dรฉbats. Les opposants ร l’intรฉgration de l’escalade aux JO โ pour une diversitรฉ de raisons โ affrontent ainsi ceux qui rรชvent de voir l’escalade au programme de cette grande messe sportive. On parle alors de controverse lorsquโun conflit est caractรฉrisรฉ par une homogรฉnรฉitรฉ des acteurs et du registre argumentatif du dรฉbat (Chateauraynaud & Torny, 1999), ou de polรฉmique si ces รฉlรฉments sont hรฉtรฉrogรจnes.
Lemieux (2007) propose une approche pragmatique de la controverse. L’auteur propose une analyse pragmatique pertinente pour leur รฉtude. Il postule ainsi que ce sont des actions collectives qui mรจnent ร la transformation du monde social, en remettant en cause les rapports de force, les normes ou les croyances, et ont donc une vรฉritable dimension instituante. L’idรฉe est donc d’รฉtudier non pas ce qui est rรฉvรฉlรฉ par ces controverses, mais ce qui est engendrรฉ en termes de transformation du monde social.
Pour l’analyse d’une controverse, l’auteur nous invite ร saisir la tension entre l’agir stratรฉgique (c’est-ร -dire les actions pour dominer le rapport de force) et l’agir communicationnel (les actions pour argumenter et convaincre l’auditoire), sans tomber dans une analyse rรฉductrice d’une de ces deux dimensions.
De plus, Lemieux (ibid) propose deux maniรจres de mener l’enquรชte :
โข Une analyse ยซย feuilletรฉeย ยป oรน le processus conflictuel est รฉtudiรฉ temporellement ร diffรฉrentes phases, correspondant aux degrรฉs divers de publicitรฉ du dรฉbat, afin de saisir l’รฉvolution des discours et des positionnements des acteurs
โข Une analyse portant sur ce qui empรชche le dรฉbat de se dรฉployer pleinement au niveau argumentatif : il s’agit de comprendre comment certains rapports de force limitent possibilitรฉ dโargumenter librement & rationnellement en public. Cela implique d’รฉtudier le dispositif de prise de parole : garantit-il l’รฉgalitรฉ ou implique-t-il la prรฉpondรฉrance dโun certain type dโargument dans le dรฉbat ?
Pour notre sujet, ร la vue de la longue temporalitรฉ sur laquelle se dรฉploie la controverse (plus dโune vingtaine dโannรฉes), il semble que la seconde proposition ne soit pas la plus pertinente : une analyse feuilletรฉe du dรฉbat sur l’escalade olympique, qui a pu largement se transformer depuis les premiers rรชves olympiques en 1992, apparait plus pertinente.
L’innovation
Le fait de proposer la participation de l’escalade aux JO peut รชtre entendu comme une innovation โ entendue comme un รฉlรฉment nouveau, acceptรฉ et intรฉgrรฉ socialement โ dans le sens oรน cet รฉvรจnement est en dรฉcalage avec les compรฉtitions d’escalade actuelle, de par diffรฉrents รฉlรฉments :
โข La taille des compรฉtitions (Mรผller, op cit) ;
โข La visibilitรฉ mรฉdiatique (Aubel, 2000) ;
โข Le public (Wheaton & Thorpe, op cit)
โข Les valeurs : l’escalade prรดnant des valeurs alternatives ร celles du sport classique (Le Manifeste des 19, 1985 ; Aubel, 2005), avec un scepticisme ร l’รฉgard des JO (Guรฉrin, 2013).
โข Le format de pratique, avec la crรฉation d’un format combinรฉ gรฉnรฉralisรฉ pour l’รฉpreuve olympique Malgrรฉ ce dรฉcalage, cette nouvelle faรงon d’envisager la compรฉtition d’escalade est-elle acceptรฉe par les grimpeurs ? Comment s’en emparent-ils ?
Avant tout, il convient de clarifier la notion d’innovation. L’innovation est une notion largement รฉtudiรฉe dans le domaine des sciences sociales et est l’objet d’une grande diversitรฉ de conceptions et de dรฉfinitions. Ainsi, il existerait plus de trois cent dรฉfinitions de l’innovation (Cros, 2002), ce qui tรฉmoigne d’un manque de consensus autour de cette notion qui dรฉsigne un objet ou un รฉvรจnement qui, par son caractรจre exceptionnel, entraine un changement important.
La littรฉrature distingue la notion d’invention, qui est un acte crรฉatif individuel, parfois dรฉnuรฉ d’utilitรฉ sociale, de la notion d’innovation, qui suppose que des acteurs s’en emparent, qui devient un objet social, comme l’รฉcrit Callon (1994): ยซ L’invention se transmue en innovation ร partir du moment oรน un client, ou plus gรฉnรฉralement un utilisateur, s’en saisit : l’innovation dรฉsigne ce passage rรฉussi qui conduit un nouveau produit ou un nouveau service ร rencontrer la demande pour laquelle il a รฉtรฉ conรงu ยป.
L’action d’innover consiste ร mener ou gรฉrer une action innovante en transformant la pratique : il s’agit d’une action individuelle visant ร changer les usages et les mentalitรฉs en devenant escalade aux Jeux olympiques de 2020 : analyse dโune controverse sportive porteur d’une innovation. Il s’agit d’une action individuelle, qui ne se mue pas forcรฉment en action collective, comme l’affirme Caumeil (2002) : ยซ l’innovation est un objet social, l’acte d’innover renvoie pour sa part au sujet agissant ยป.
De plus, l’innovation est un processus complexe, non linรฉaire (Von Hippel, 2007), qui passe par diffรฉrentes phases : rencontre des gรฉniteurs de l’innovation, appropriation par l’espace de destination, conception, enfantement, maturation (Seurat, 1994). Les phases ne s’enchainent pas nรฉcessairement avec continuitรฉ et fluiditรฉ, et des obstacles peuvent survenir ร chacune d’entre elle.
Hillairet (2005) propose quant ร lui une dรฉfinition intรฉgrative de l’innovation, qui la distingue des autres processus de changement et lui donne sa singularitรฉ :
โข Une innovation entraine d’importantes modifications des connaissances ou des savoir-faire sur un sujet ;
โข Une innovation a un impact sur le long terme ;
โข Une large communautรฉ se l’approprie.
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Table des matiรจres
Remerciementsย
Sommaireย
Introductionย
I. Cadre Gรฉnรฉral
1. L’Escalade et son rapport ambigu au monde compรฉtitif
2. L’olympisme, entre rรชve et cauchemar
3. Conclusion Cadre Gรฉnรฉral
II. Cadre Thรฉorique
1. Une sociologie pragmatique
2. Les processus conflictuels
3. L’innovation
III. Problรฉmatiqueย
IV. Mรฉthodologieย
1. Choix mรฉthodologiques
2. Sources รฉcrites
3. Sources orales
4. Analyse des sources
V. Rรฉsultats et discussion
1. Le processus dโolympisation de lโescalade
2. Lโescalade olympique : une รฉvolution controversรฉe ?
3. Lโinnovation olympique en escalade
VI. Conclusionย
Bibliographieย
Table des abrรฉviationsย
Table des matiรจres
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