La stratégie identitaire de dégagement des acteurs du rap
Isabelle Taboada définit la stratégie de la manière suivante : « la notion de stratégie, qu’elle soit comprise comme « un ensemble de dispositions prises des acteurs pour un but donné » (Larousse), ou, par référence à la théorie des jeux en mathématiques, comme « un ensemble de décisions prises en fonction d’hypothèses faites sur les comportements des partenaires » (définition qui a l’avantage d’introduire l’idée d’interaction), suggère, dès lors qu’on applique aux phénomènes sociaux ou psychologiques, l’existence d’une certaine liberté d’action des acteurs sur de possibles déterminismes sociaux ou existentiels. Quand à la notion de stratégie identitaire, elle postule indiscutablement que les acteurs sont capables d’agir sur leur propre définition de soi ». Et Marc Lipiansky d’ajouter en insistant sur l’interaction : « L’identité, en tant que perception subjective de soi, image de soi sous le regard d’autrui, se révèle donc comme un enjeu central de la communication interpersonnelle et sociale. La maîtrise et le contrôle de cet enjeu sont, pour l’individu comme pour le groupe, des facteurs stratégiques très importants dans l’interaction ». Une fois la stratégie et l’identité définies, il reste à marier les deux conceptions pour définir le concept de « stratégies identitaires ». Ce sont les « procédures mises en oeuvre (de façon consciente ou inconsciente) par un acteur (individuel ou collectif) pour atteindre une, ou des finalités (définies explicitement ou se situant au niveau de l’inconscient), procédures élaborées en fonction de la situation d’interaction, c’est à dire des différentes déterminations (socio-historiques, culturelles, psychologiques) de cette situation ». Nous l’avons dit, le rappeur considère que les biens de consommation participent de forger l’identité, aussi bien d’autrui que de soi, et les formes de communication et de consommation que nous avons relevées laissent entendre que les rappeurs les mettent en scène en fonction d’interactions – avec la société, avec leurs pairs ou avec des tiers par exemple et avec le destinataire du rap. De ce point de vue, l’approche « interactionniste » des chercheurs ayant entrepris des études sur les stratégies identitaires s’avère pertinente pour nous aider à comprendre les textes de rap, les rappeurs et leur relation avec le monde marchand. Pour rendre compte des objectifs des stratégies identitaires Dubar développe une théorie de la « double transaction », relationnelle et existentielle qui vise à minimiser les écarts entre l’identité revendiquée et l’identité attribuée d’un coté, et, de l’autre côté, entre l’identité héritée et l’identité ambitionnée . Si l’on parlait en termes publicitaires et que les acteurs étaient des marques, nous pourrions dire pour mettre en perspective la première transaction que Dubar pense que l’objectif des stratégies identitaires est de mettre le positionnement souhaité et le positionnement perçu sur le même plan. Quant à la deuxième transaction, Booba l’exprime en rappant : «##ils savent pas si j’aurais dû naître, qu’ils aillent s’faire baiser, moi j’veux devenir c’que j’aurais dû être » (LA LETTRE, 2000). Nous pouvons désormais lister les différentes catégories de stratégies identitaires maintenant que nous savons dans quels buts elles sont mises en place. Les moyens d’arriver à ses fins dans le cadre de l’identité sont énumérées par Fabrice Gutnik : les stratégies de contournement pour contester l’image négative de soi, les stratégies de dégagement pour revaloriser son identité et enfin les stratégies de défense pour « faire avec » l’image négative . Ce sont les stratégies de dégagement qui sont majoritairement adoptées par les rappeurs. Ces dernières sont fondées sur « une remise en cause du système social stigmatisant : « la honte est annulée par la projection de la responsabilité sur l’autre, ou sur la société(…) ». (1994 p. 1999) Cette mise en cause peut avoir plusieurs modalités. Tout d’abord, « l’agressivité (…) peut parfois se libérer et la violence verbale ou physique permettre de s’imposer à l’autre, et de récupérer, dans le rapport de pouvoir établi entre deux acteurs, un statut de « dominant » qui revalorise temporairement l’identité pour soi (…) », tout comme dans « les manifestations urbaines, (où) les dégradations sont aussi des façons de forcer l’attention, de faire reconnaître son existence, et d’établir un lien social, fût-ce par le conflit, avec la société qui relègue » (1994, pp. 200-2002). Une seconde modalité des stratégies de dégagement est « le désir de revanche et de mobilité individuelle à l’intérieur du système social ». Ainsi, « le projet de modification de la situation par la réinsertion conduit souvent à l’identification aux acteurs « dominants ». Il y a désir d’occuper une place plus élevée, mais au sein de la hiérarchie existante car, pour pouvoir humilier à son tour les acteurs de l’humiliation, pour faire mieux qu’eux, il faut rester dans leur système d’évaluation » (1994, p. 202). La troisième modalité de ces stratégies est « la recherche de valorisation collective et la remise en cause du système ». « (…) Cette valorisation peut se réaliser de deux façons : pour la contestation des traits négatifs assignés au groupe, ou par la contestation radicale de la légitimité du système normatif qui a institué l’infériorité » (1994, p 205). Les conséquences possibles de cette modalité stratégique sont fondamentales car « la valorisation de l’identité collective d’un groupe stigmatisé, ou minorisé, au sein de la hiérarchie sociale peut conduire à contester l’ensemble de la société, à poser radicalement la nécessité d’en établir une autre et un autre système de valeur »comme le démontre Fabrice Gütnik à travers les auteurs de référence des stratégies identitaires. En d’autres dtermes, il s’agît pour les acteurs du rap d’entrer en autonomie : « formons notre société dans la société » (Bams 1998). Maintenant le tour d’horizon des finalités identitaires et des stratégies mises en place pour y parvenir effectué, nous devons nous remémorer nos types de consommation et leur signification pour mettre l’ensemble au même niveau. La consommation observée chez les « dominants » par les « dominés » a pour but la dénonciation, la distanciation et/ou l’exclusion ; la consommation vécue par les « dominés » vise à permettre l’identification des récepteurs à l’énoncé et/ou à l’énonciateur ou l’identification de l’énonciateur ainsi qu’à transformer une oeuvre en marchandise ; la consommation souhaitée par les « dominés » a pour objectif d’obtenir de la reconnaissance et de progresser dans l’échelle sociale. Ainsi, on voit que les rappeurs, à travers la consommation, leur manière de la mettre en scène et ce que cela signifie, adoptent des tactiques, intégrées à des stratégies de dégagement, pour (re)prendre le contrôle de leur identité et/ou la faire évoluer. Ils utilisent toutes les modalités de ces stratégies et l’on peut, pour en rendre compte, faire état de l’usage de violence verbale pour s’imposer au « dominant », obtenir de la reconnaissance et finalement valoriser son image : « Fais courir le bruit je nique la musique de France » (FF, 1998) ; de l’intégration des acteurs dans le système de valeurs de la société bourgeoise en mettant l’emphase sur le capital financier afin de réduire l’écart entre identité attribuée et revendiquée : « On compte se faire du cash avec (le rap), pour ensuite rouler en Merco, sapés en costards, à la bouche un putain d’cigare » (Hocus Pocus, 1998) ; de la valorisation collective : « Pour tous les gars qui en ont dans l’froc, pour ceux qui squattent les bas du bloc » (KDD, 1998) et de la remise en cause du système : « Et c’est les mêmes bâtards qui font du fric sur notre dos : du torchon d’hebdomadaire pour jeunes en mal de clichés, aux putes de journaleux qui cherchent l’erreur pour nous casser » (La rumeur, 1998) pour rapprocher au maximum identité héritée et identité visée. Les liens existent donc entre la signification de la consommation et les stratégies identitaires déployées pour atteindre des finalités des finalités déterminées. Ainsi, le rap, à travers une tactique communicationnelle – intégrée à une stratégie de dégagement d’une situation stigmatisante – dans laquelle les sujets vont décrier, ordonner, faire apprécier et faire comprendre une idée en fonction de divers modes de consommation – observé, vécu, souhaité – qui correspondent eux mêmes aux différentes modalités d’exercice des stratégies de dégagement – violence, intégration/identification, valorisation collective – permet aux acteurs d’orienter la manière dont ils se définissent intérieurement et face au monde. Nous comprenons, grâce aux correspondances entre les stratégies identitaires et les registres de consommation communiqués dans le rap, que les traces de consommation que nous avons trouvées ont pour but (conscient ou inconscient) d’agir sur l’identité de celui qui les sème. Dans les deux camps, liés et alliés, le dessein ultime est la valorisation de soi.
Une autre approche de la consommation et de la réception culturelle
Nous avons jusqu’à présent évoqué la notion de culture à de nombreuses reprises et nous l’avons rapprocher de la consommation tout en maintenant l’ombre autour d’un probable concept. La notion de de culture est inhérente aux sciences sociales car « les comportements sont orientés par la culture ». En effet, la culture est d’abord universaliste car elle « est le propre de l’Homme, au delà de toute distinction de peuple ou de classe ». Il a ensuite été question de ce qui faisait référence aux arts et à l’érudition puis enfin à toutes les « pratiques sociales qui produisent des significations et participent de nos manières d’appréhender le monde ». Finalement, aujourd’hui, la culture est « un système de communication entre les individus qui interprète et transforme la nature ». Au centre des réflexions en sociologie de la culture se trouvent deux champs de recherche à la fois perméables et imperméables. Il s’agît de la « sociologie de la consommation culturelle » et de la « sociologie de la réception culturelle ». Pour le premier champ de recherche, « la consommation culturelle entend saisir la distribution inégale des oeuvres, des compétences ou des pratiques culturelles. C’est fondamentalement une sociologie des inégalités culturelles et des fonctions sociales de l’art ». Ces fonctions font appel à la distinction culturelle en s’associant à ce que l’on perçoit comme de la « haute culture », de la « grande culture ». Ce champ de recherche est investigué par agrégation des produits ou des pratiques culturels des agents sociaux en catégories. Le deuxième champ de recherche, « la réception culturelle » s’intéresse à la « rencontre socialement différenciée avec des oeuvres singulières » par observation des « résistances bruyantes ou silencieuses » aux tentatives d’acculturation des populations « dominantes ». Pierre Bourdieu fait office de référence pour la « consommation culturelle » avec son fameux ouvrage La distinction et la « réception culturelle » s’organise autour d’auteurs divers et variés comme Michel de Certeau ou Richard Hoggart par exemple . Et si la consommation culturelle mettait en scène les sous cultures ? Que devient-elle lorsque les biens culturels consommés ne s’intègrent plus à la « haute culture » ? La réception culturelle peut-elle être déplacée dans le camp des « dominants » et porter sur des biens exclus de la « grande culture » ? Que devient-elle à ce moment là ? Le rap est érigé en produit culturel par les rappeurs, en bien de consommation culturel, ne serait-ce lorsqu’ils minimisent ou invalident la culture « dominante » : « Et à l’école ils me disaient d’lire, voulaient m’enseigner qu’j’étais libre, va t’faire niquer toi et tes livres. On s’débrouille, des négros des crouilles et trop de numéros d’écrou » (Lunatic, 2000). Encore une fois, Booba éprouve les démonstrations des SIC ou de la sociologie avec son rap. Si nous en référons à notre « culture rap », puisque c’est désormais de cela dont il s’agît, nous interprétons les mots cinglants de Booba, par transfert, de cette façon : « Pourquoi lire ? Quel besoin ai-je de lire, d’apprendre d’une société qui me rejette et dans laquelle ma place, de même que celle de mes semblables, n’est autre part que derrière les barreaux ? J’ai forgé une autre culture, qui m’aide au quotidien, celle qui colle à mon mode de vie, qui répond aux réalités sociales que je subis – différentes de la plupart des français. « Je dois me débrouiller pour manger certains soirs » (IAM, 1997) et ce que je pourrais apprendre dans les livres ne me viendra pas en secours mais les techniques que j’ai emmagasinées dans la rue peuvent y parvenir. La liberté n’existera pas tant que je n’aurais pas briser le cercle de la pauvreté qui m’a été prédestiné ». La résistance de la réception culturelle est si forte qu’elle a déplacé la fonction distinctive de la consommation culturelle et elle a donné une autre acception à la consommation culturelle. Nous considérons que la consommation culturelle n’est pas ce que l’on consomme comme culture mais ce que l’on consomme pour en créer. Ainsi, déplaçons la réception culturelle dans le camp « dominant » et observons les grilles d’analyse se renverser en même temps que les productions culturelles se redéfinissent et trouvent une nouvelle légitimité. En renversant le schéma « dominant », les oeuvres culturelles ne sont plus déchiffrables pour les détenteurs de la haute culture, qui se mutent en un cercle d’incultes. Nous souhaitons ainsi construire une théorie de la consommation sous culturelle, et de la réception sous culturelle qui va avec, adossée à celle que nous venons de retracer, comme nouvelle modalité de la stratégie identitaire de dégagement. Adossée, parce qu’elle ne peut pas exister sans la consommation culturelle et parce qu’elle se veut en être une sorte de contraire. La consommation sous culturelle ne considère plus les déterminismes sociaux pour apprécier la culture mais l’appartenance ou le souhait d’appartenance à une sous culture donnée (parce qu’il y a justement lutte contre ces déterminismes) pour recalibrer les oeuvres culturelles et leur fonction. La distinction est inversée, on ne distingue plus pour être distingué, mais pour être identifié comme membre d’un groupe aux références partagées, inculte, en s’associant à ce que l’on perçoit comme de la basse culture. Pour quelqu’un jugé différent, la consommation culturelle est alors un moyen de diminuer l’altérité – en arborant des signes de reconnaissance partagés – tout en la maintenant effective – en partageant des signes de reconnaissance dans un cercle fermé d’initiés. La résistance à l’acculturation est tellement puissante qu’elle a crée des souscultures et de nouvelles légitimités culturelles. Dès lors, au lieu de hiérarchiser les catégories de produits culturels préférés pour les corréler au statut social et enfin opérer des déterminismes, on peut prendre la culture comme filtre pour ne garder que les produits consommés, et sur ces entrefaites nommer la consommation sous culturelle et déterminer l’adhésion d’individus, de groupe(s) d’individus à une sous culture. Au lieu de vouloir être distingué par rapport à la masse, on souhaite pouvoir être identifié parmi des semblables, minoritaires mais de plus en plus nombreux. Ainsi, en rejetant l’acculturation, on change la nature des oeuvres de culture légitime (considération du rap comme art, des morceaux de rap comme oeuvres culturelles) par déplacement de la consommation dans le champ de la culture (consommation de rap en tant que consommation de culture), ce qui dote la consommation culturelle d’une nouvelle fonction (identification) renforçant la sous culture créée par le rejet d’acculturation à travers ce processus. La consommation (distinctive) culturelle qui dressait des inégalités en fonction des déterminismes sociaux est désormais une consommation (identificatrice) sous culturelle qui agglomère des similarités en fonction de déterminismes culturels. Dans ce cadre, consommer pour revendiquer, consolider ou appartenir à une sous culture donnée évolue en une nouvelle modalité des stratégies identitaires de dégagement, toujours avec la valorisation de l’image de soi comme finalité. « J’kick avec mes Nike » (Busta Flex 1998) Ainsi, des marques comme Adidas ou Nike sont des marques attitrées de la culture hip-hop. Elles ont été choisies ou se sont imposées pour représenter des agents culturels déterminés, c’est à dire des rappeurs, les défenseurs et chargés d’expansion de la sous culture du rap. La consommation est une représentation de l’identité comme Oxmo Puccino le manifeste dans l’interlude PEU DE GENS LE SAVENT de son album Opéra Puccino sorti en 1998 : « Parce que tu vois, quand t’es dans la cité et tout, tu traînes dans le hall, les gens ils t’voient avec des sapes ils se disent : « ah ça marche bien pour lui, ça marche bien peinard, il est jeune il a une voiture et tout » et ils savent pas que c’est tout ce qu’on a pour nous, pour nous représenter, ça ils le savent pas ça. (…) » Ainsi le rap représente pour beaucoup l’éducation et la culture . La fréquence importante de l’interjection « hein » et de l’anaphore « peu de gens le savent » dans l’interlude tout juste citée indique qu’il y a bien un souhait de revendiquer une culture et d’expliquer comment elle se forme. En conclusion, parce que le rap nécessite des codes pour être compris et qu’il fait référence à des significations profondes pour ses acteurs, et qu’il fédère des millions de personnes – « j’ai pas peur des chiffres, c’est le cas » – est bien une sous culture. Le travail d’exégèse opéré tout au long de ce chapitre confirme notre hypothèse de départ. L’année 1998 nous montre que le rap décrit effectivement un mode de vie dans lequel la consommation détient une part importante. De plus la consommation incluse dans le rap français s’avère signifiante en répondant à des objectifs identitaires qui valorisent l’image de soi mais qui renforcent également la sous culture. L’illégitimité dont est affublé le rap en tant que culture est paradoxale lorsque l’on constate la progression de sa consommation (Spotify indique que le genre rap est le genre le plus écouté dans le monde , et que Drake, artiste de rap, détient le record du nombre d’écoutes sur ladite plateforme ) et de ses partisans et praticiens (le nombre d’albums de rap sortis en France progresse quasiment chaque année depuis 1984 ). L’émergence, puis le développement de cette sous culture n’a pourtant pu s’opérer dans l’autonomie. C’est pourquoi la question de la récupération culturelle par le monde marchand reste non résolue et pique la curiosité de l’apprenti chercheur dont nous portons la cape.
Représentations du rap et des rappeurs par la société
Le rap français se développe « timidement », car il se développe de manière encore localisée, tout au long des années 80 , jusqu’aux années 1990 où il rencontre une notoriété insoupçonnée . Cette notoriété, si elle est souhaitée et orientée par les médias de masse qui couvrent le rap de manière régulière à partir de cette période, n’est pas forcément souhaitable pour les acteurs du rap car elle rime forcément avec banlieue. Les premiers contacts entre la population non-initiée, aussi bien qu’initiée, et le rap français passent en effet en premier lieu par des représentations de la pratique artistique et de ses praticiens véhiculées par les médias. Ces représentations ne sont ni favorables ni strictement réalistes ; elles ne sont en tout cas pas objectivées par une prise de recul ou quelconque tentative d’explication. Quand le rap n’est pas médiatisé pour ce qu’il est, il est associé aux problèmes de la société française. Il devient « le symptôme de problèmes publics ». À travers le ton d’extériorité employé par les médias, « les rappeurs sont distanciés. Ils sont assignés à une forme d’altérité ». En délivrant un message sur le rap, appréhendé comme un phénomène nouveau et propre aux banlieues, les médias diffusent des reportages sur le genre musical qui « ne s’adressent jamais à des téléspectateurs pensés comme pouvant potentiellement en être amateurs ». Par conséquent, en affiliant le rap aux banlieues, univers cryptique en périphérie des villes et source de peurs « irrationnelles » (violences urbaines, intégrisme religieux, délinquance, invasion, inconnu) pour ceux qui y sont étrangers, les médias représentent les rappeurs comme des individus vivant en marge du reste de la société dans la mesure où les grands ensembles urbains ont été construits pour être « coupés du reste de la ville à laquelle ils se trouvent rattachés, et non pour y être intégrés ». Il y a donc la ville et les villes dans la ville (les cités, les quartiers…) qui détiennent leur propre bureau de poste, leur supermarché, leur école, etc. Cette « autonomie urbaine » retient les habitants des quartiers populaires dans ce même périmètre architectural, hors du monde extérieur, et les voue à la différence. Faire alors le parallèle rap – banlieue revient à vouer le rap, au même titre que la banlieue, à la différence. Non seulement le rap est différent mais il est de surcroît nouveau et potentiellement dangereux de par ce caractère d’inconnu. De l’importation du rap américain par des artistes de variété française à la stéréotypisation des rappeurs par les médias de masse, c’est toute la puissance de l’industrie culturelle qui est en marche. Le rap, avant même de s’être structuré, c’est à dire de définir les moyens d’une pratique, d’une professionnalisation, de se constituer en réseaux de production et d’entraide, de trouver l’autonomie économique… a été récupéré par la société de consommation .D’autre part, les représentations collectives – toujours affiliées à la banlieue qui est forcément délinquante – concernant le rap ont été imposées par les médias de masse et ont forgé certains stéréotypes, encore d’actualité, sur le rap et les rappeurs. Mais pourquoi ces diables de rappeurs ont-ils les stéréotypes qui leur collent à la peau ? Les rappeurs sont violents, les rappeurs se meuvent en bandes, les rappeurs sont des banlieusards, qui sont des « racailles »… Qu’est-ce qui est de l’ordre de l’ordre du fantasme ? Qu’est-ce qui est de l’ordre de la réalité ? Si ces traits semblent être pertinents et justes pour qualifier les rappeurs, ils n’en sont pour autant pas moins incomplets. Avec une « connaissance » du rap et un recul adéquats, on peut aller plus loin et questionner ce qui se cache derrière des représentations de violence et/ou de phénomène de bandes. Rien ne nous permet de dire que les rappeurs soient violents. Ce n’est pas parce qu’un rappeur prétend « nique(r) la musique de France » (Fonky Family, 1998) tel système ou pense qu’il serait bon d’« exterminer les ministres et les fachots » (Sniper, LA FRANCE, 2001) qu’ils passent à l’acte. Les rappeurs mis en accusation le sont généralement pour des mots et non pour des actes . Si les rappeurs exécutaient tout ce qu’ils disent dans leurs textes, les prisons de France auraient un air de RAPLINE . La forme artistique, elle, peut-être considérée comme violente si elle est comparée à d’autres comme la chanson française par exemple. On observe par comparaison un durcissement du ton entre chanson et rap via la scansion que nous avons déjà évoquée. Les textes peuvent eux aussi être perçus comme violents : grossièretés, apologie de la haine « anti-filc », antigouvernement, clashs… Autant d’éléments qui laissent penser que le rap et ses auteurs sont violents. Or, la violence du rap est souvent symbolique. Le cadre du rap est toujours conceptuel et il est même parfois cinématographique. Et ce n’est pas les différents types de rap qui vont nous faire mentir. Il y a bien un thème qui prévaut à chaque texte de rap et même lorsqu’il n’y en a pas, l’absence de thème en devient un : on appellera alors un texte sans thème un « freestyle » ou un « égotrip ». Ce cadre conceptuel permet aux rappeurs d’écrire des textes qui sont volontairement à cheval entre le récit et le discours : « la réalité est souvent pire que la fiction » (S.Kiv, 1997). La distinction entre fiction et réalité dans le rap est affaire d’interprétation et d’intuition car il ne comporte aucune information complémentaire de son contenu, pas de didascalie, pas d’intertexte, pas de séquence introductive arborant que le morceau à suivre est inspiré de faits réels ou d’autres indications indiquant au destinataire qu’il s’agît d’une fiction. Il n’y a pas non plus de règle littéraire par exemple : aucune prégnance du « je » par rapport aux autres pronoms ; le « je » n’est pas forcément individuel ou personnel, il peut être un « je » collectif comme un « je » de transfert pour raconter l’histoire de quelqu’un d’autre en se mettant dans sa peau : « pour qu’entité soit unité (…), ça suffit pas, ça m’suffit pas ! » (Fabe, 1998). Le doute est quoi qu’il en soit maintenu au fil des morceaux et des albums de rap français et la question de la réalité se pose souvent et elle est même incontournable pour un non initié : les rappeurs disent-ils vrai ? Ils ne doivent quoi qu’il en soit en aucun cas la vérité à leur audience. On ne demande pas aux auteurs de roman autobiographique quelle est la part de roman et quelle est la part d’autobiographie dans leur oeuvre. Si Nekfeu raconte désormais, après avoir évoqué une aventure charnelle avec une égérie de marque (Nekfeu, ÉGÉRIE, 2015), qu’on lui demande « qui (est) la fille dans ÉGÉRIE » (SCrew, DÉMARRE, 2016), c’est bien parce qu’il souhaite – encore – créer des discussions autour de cette situation, qu’elle soit ancrée dans la réalité ou pas. Ce qui compte, c’est qu’elle serve à développer un imaginaire d’artiste autour du mythe de la séductivité. Récit ou discours, les actes de langage du rappeur nourrissent toujours le mythe dans lequel il souhaite s’ancrer et c’est ce qui importe : un mythe n’est pas questionné (Barthes). Idem pour la violence. C’est un des mythes du rap parmi d’autres. Qu’ils soient effectifs ou imaginaires, les mots du rap violent ont pour rôle de consolider le mythe de sa violencité et à partir du moment où, pour se représenter un rappeur ou le rap, on utilise la violence qui nous a été communiquée, c’est qu’elle est réelle puisque ressentie. Si nous percevons de la séduction chez tel rappeur, nous nous le représentons comme un séducteur, si nous percevons de la violence chez tel autre rappeur, nous le nous représentons violent et ainsi de suite. La représentation, nourrie au mythe, circule et formate la réalité. Il faut dire cependant, que les rappeurs symbolisant la violence ne se rendent pas autant service que les rappeurs qui s’insèrent dans le mythe de la séductivité. Ils nourrissent un mythe qui ne leur est pas favorable et ils alimentent un certain cercle vicieux. Si les rappeurs signifient la violence, d’une manière ou d’une autre, ils en deviennent automatiquement la cause (Casey, ENS, 2016). Voilà qui entre en conflit avec un travail communicationnel destiné à faire comprendre à la société que de la violence, ils ne sont que la conséquence. Les rappeurs disent la violence pour signifier que la société les fait souffrir et la société interprète une vengeance la revendication du mal être et sa mise en cause comme un désir de vengeance. Ils sont donc vus comme dangereux. On touche là un point crucial des théories sur le stéréotype dont nous ne pouvons nous passer pour appréhender le rap français et le rap français face aux marques.
Lacoste, marque étendard pour « superstars dans l’ghetto »
Il existe des « légendes urbaines » autour de la marque Lacoste. Cette marque serait, selon le discours populaire, encline à « tomber du camion ». Ce cliché a pour but de décrire et de qualifier le circuit parallèle du vol et/ou de la contrefaçon qui renvoie à des lieux spécifiques. En étant une marque d’un certain standing et d’un certain prix, la marque Lacoste est difficilement envisagée comme une marque de vêtements pertinente pour les rappeurs. C’est en tout cas ce que recouvre cette expression figée. Elle fixe l’idée selon laquelle il est invraisemblable qu’un rappeur portant des vêtements de la marque Lacoste les ait obtenu par des moyens légaux, en raison de tous les stéréotypes évoqués précédemment et du caractère luxueux de la marque. Ainsi, la légende raconte qu’un camion rempli de survêtement Lacoste s’est un jour arrêté comme par magie au pied d’une cité de la région parisienne et qu’il a été détroussé par les habitants. Ce serait le début de l’histoire d’amour à sens unique entre le rap et la marque Lacoste. Si la légende d’un camion miraculeusement ouvert et rempli de produits Lacoste à disposition des passants peut faire sourire, la forte représentation de la marque dans le rap est, elle, bien vérifiable et porteuse de sens. Le rap a développé la notoriété de la marque auprès d’une frange de la population car les rappeurs l’ont érigé en symbole de leur identité et de leur identité de rappeurs. Les auditeurs ont vu, entendu et ensuite porté la marque. Lacoste a permis aux rappeurs français, en plus d’avoir des références communes, de marquer une spécificité par rapport aux rappeurs américains qui choisissaient des marques comme Helly Hansen pour se représenter en société (Lino, Vice/Noisey). Choisir Lacoste montre donc une filiation avec une pratique du rap français plutôt qu’une pratique du rap. À en croire Lino, la marque Lacoste était, au début de son mariage avec le rap, au coeur d’un jeu identitaire de la surenchère où les membres d’un groupe devait acquérir le plus de produits Lacoste possibles afin de porter des ensembles qui vont des chaussettes jusqu’au parfum. D’une part, la consommation de Lacoste des rappeurs et de leur entourage a su faire les affaires de la marque, et d’autre part, la notoriété du groupe Ärsenik et l’association de ses membres à la marque Lacoste (aussi bien dans la vie de tous les jours et dans les faits d’habillement que sur la pochette de leur album double disque d’or et dans les faits de costume) a fait inconsciemment une publicité pour la marque Lacoste qui n’a jamais souhaité entretenir de rapport avec les rappeurs du groupe Ärsenik. On est, comme on le postulait pour le cas de la France, loin de possibles accords entre le rap et les marques comme ils ont lieu aux États-Unis. Pourtant, si la marque dit bouder le rap et le groupe Ärsenik, elle ne reste pas inactive en apprenant le succès du groupe et de son premier album qui associe ses membres à Lacoste. Lino analyse, qu’en voyant, après le succès commercial de l’album d’Ärsenik, une augmentation du volume de ses ventes, Lacoste s’est mise à ouvrir ses collections à des modèles plus colorés, plus dynamiques et finalement plus « jeunes ». Ainsi, en refusant son association avec le rap pour ne pas faire fuir sa clientèle traditionnelle mais en continuant de produire des modèles potentiellement attrayants pour une population aux antipodes du client type de Lacoste, la marque a réussi à gagner sur les deux tableaux et a réuni des consommateurs que tout semble opposer. Les motivations d’achat diffèrent du « quadragénaire » en polo au jeune « rap(peur) de rue » en complet de survêtement Lacoste. La marque est affiliée au luxe, et les rappeurs, comme nous l’avons déjà évoqué, sont « condamnés à être pauvres ». Aucune raison de s’associer à eux donc pour une marque comme Lacoste. Et pourtant, quelques années après le succès commercial d’Ärsenik, la marque a fait le voyage de la jeunesse. Au delà d’avoir créée une nouvelle marque, une « marque fille » (Lacoste Live!), la marque au crocodile a réalisé une publicité qui reprend en fond sonore un morceau de rap dont les dimensions verbale, visuelle et gestuelle sont très évocatrices (Ice Cube, The 138 Predator, CHECK YO SELF, 1992). La marque Lacoste est donc la marque du rap à la française par excellence. Elle a permis aux rappeurs de se différencier de leurs pairs via le jeu de la surenchère, des éditions limitées et l’accumulation quantitative des produits de la marque en même temps qu’elle leur a donné les moyens de se reconnaître et de s’identifier entre eux, de s’identifier « semblables et différents » (Charraudeau). En parallèle, elle a aussi permis, maladroitement et difficilement, d’intégrer le rap à la société en le récupérant et en incitant les rappeurs à utiliser le système d’évaluation prisé par le système « dominant » à savoir l’apparat, l’ostentation et la propriété (il y a bien un décalage entre le système d’évaluation « dominant » et « dominé » mais il y a aussi des similitudes). Le rap a, quant à lui, a permis à la marque Lacoste de séduire une nouvelle cible et de rajeunir son image d’une manière générale. Au regard des rapports entre Lacoste et le groupe de rap Ärsenik, nous pouvons conclure que les médiations entre le monde marques et le rap en France ne sont pas des plus simples. Si le rap aimerait gagner en reconnaissance et en valorisation en arborant des marques de luxe, ces dernières n’ont pas pour autant l’intention de leur accorder leur prestige malgré le potentiel commercial qu’une association avec le rap pourrait représenter. Les marques ont peur des probables dérapages incontrôlables des rappeurs qui, en cas d’endossement, pourraient endommager conséquemment leur image de marque. Ne voyant et n’utilisant que les stéréotypes pour adresser une cible, elles ne peuvent s’extraire des stéréotypes néfastes dont souffrent et se font souffrir les rappeurs à travers leur discours, ce qui peut expliquer leurs réserves quand il s’agit de s’associer au rap et aux rappeurs.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : LE RAP FRANÇAIS EN TANT QUE SOUS CULTURE : UN RÉCIT DE SOI DANS LEQUEL L’IDENTITÉ ET LA CULTURE DES ACTEURS SONT LIÉS À LA CONSOMMATION
A. LA SOUS CULTURE DU RAP EN FRANCE, ESPACE DE LUTTES CULTURELLES
1. Une pratique autobiographique et une signification commune
2. Des luttes caractéristiques des « sous cultures »
B. LE RÔLE DE LA CONSOMMATION DANS LES TEXTES DE RAP FRANÇAIS
1. Décrire une identité et un mode de vie
2. Dénoncer, distancier et/ou exclure socialement
3. Combler un besoin d’estime et un désir de progression sociale
C. STRATÉGIE IDENTITAIRE ET CONSOMMATION D’UNE « SOUS CULTURE »
1. La stratégie identitaire des acteurs du rap
2. Une autre approche de la consommation culturelle et de la réception culturelle
CHAPITRE 2 : LA REVENDICATION D’UNE IDENTITÉ DE RAPPEUR PAR LA CONSOMMATION : UN USAGE DE STÉRÉOTYPES STIGMATISANTS POUR LE RAP ET SES ACTEURS
A. DES RAPPORTS ENTRE RAP / RAPPEURS ET SOCIÉTÉ CIRCULANT AUTOUR DE STÉRÉOTYPES
1. Représentations du rap et des rappeurs par la société
2. Clichés, stéréotypes, stéréotypisation et préjugés, un cadre théorique
3. Stratégie de stéréotypisation du rap français
B. DES REPRÉSENTATIONS MISES À L’ÉPREUVE DU RÉEL
1. L’authenticité comme mot d’ordre
2. Fait de costume et fait d’habillement
C. LE DISCOURS D’ÄRSENIK, SES STÉRÉOTYPES ET PROCESSUS DE STÉRÉOTYPISATION
1. Lacoste, marque étendard pour « superstars dans l’ghetto »
2. L’étude d’un rap multiple à travers le discours d’Ärsenik
3. Le braconnage du marketing par le rap
CHAPITRE 3 : UNE INTÉGRATION DU RAP DANS LA SOCIÉTÉ : LA RÉCUPÉRATION DE SES MYTHES ET STÉRÉOTYPES PAR LES MARQUES : OBJECTIFS, STRATÉGIES ET RÉSULTATS
A. UNE RÉCUPÉRATION RELATIVE
1. La récupération du rap par le luxe
1.1. Des correspondances non effectives en France
1.2. La récupération mythique du rap par le luxe aux États-Unis
1.3. La récupération relative du rap par le luxe français
2. Causes et effets de la récupération pour les marques
B. UNE RÉCUPÉRATION EFFECTIVE
1. Un placement de produit dans le rap
2. Du « brand content » pour le rap français
3. La publicité rap
3.1. Le rap en bande sonore
3.2. L’endossement rap
3.3. Le partenariat rap
CONCLUSION
PERSPECTIVES DE RECHERCHE
RECOMMANDATIONS PROFESSIONNELLES
BIBLIOGRAPHIE
RÉSUMÉ
ANNEXES
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