La littérarité de la critique ou la critique littéraire comme art

Du freudisme à Bellemin-Noël : l’importance de la psychanalyse et de la textanalyse

L’écrivain critique Pierre Bayard est fortement marqué par le freudisme même s’il tente de s’en détacher dans Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? En effet, il est à la fois professeur de littérature et psychanalyste, ce qui pourrait avoir tendance à influencer sa manière d’analyser les textes littéraires. En tant que psychanalyste, il est sensible à des méthodes d’association qui échappent à la réalité courante. Le principe de non-contradiction et le principe de temporalité sont troublés. Le psychanalyste doit être confronté à ce genre de question quand il est avec ses patients.
Bayard est un héritier de la psychocritique de Charles Mauron. Charles Mauron, par le biais de sa psychocritique combine une étude biographique à la Sainte-Beuve à la psychanalyse. Il se propose en effet de regarder les objets littéraires comme des indices du psychisme de leur auteur.
Ainsi, l’œuvre et l’auteur entrent en interdépendance. Il est à la fois possible d’en apprendre davantage sur l’œuvre en en connaissant l’auteur et inversement. Par ailleurs, les traumatismes qu’un auteur peut subir au cours de sa vie se répercutent dans l’œuvre. Il se propose d’analyser une constellation de thèmes qui reviennent sans cesse chez les écrivains afin de découvrir leurs œuvres. C’est par exemple ce qu’il fait pour analyser le poète Mallarmé . Les traumatismes que constituent la mort prématurée de sa mère et de sa sœur se répercuteraient dans ses poèmes. Par ailleurs, il est conseillé, pour bien comprendre un texte de consulter les archives personnelles de l’écrivain. Il s’agit d’« isoler et étudier dans la trame du texte des structures exprimant la personnalité inconsciente de l’écrivain ».
Dans Lire avec Freud : pour Jean Bellemin-Noël, il explique en quoi consiste la lecture freudienne des textes littéraires :Placé au centre de la lecture freudienne, le texte est indissociable d’une théorie de l’interprétation, qui emprunte il la psychanalyse la notion de transfert et à la linguistique pragmatique une pensée de l’énonciation lisante. Cette activité psychique qu’est la rencontre de lecture devait d’ailleurs conduire Bellemin-Noël à nuancer ce que la notion d’inconscient du texte pourrait à l’origine présenter de réifié pour lui substituer peu à peu celle, plus mobile, de travail inconscient du texte.
Le roman, à la manière d’un rêve est constitué d’une « pensée latente » et d’une « pensée manifeste ». Le roman, comme le rêve est sujet à interprétation, à intégrer à l’analyse du comportement du héros. L’étude de la trame narrative permet de mettre en avant les fantasmes du héros et de déceler, par exemple, si celui-ci souffre de névrose. La lecture nous indique également des éléments du vécu de l’auteur, si celui-ci souffre d’une scission de son moi par exemple. Il s’agit, pour Freud, d’analyser le contenu des œuvres comme l’on ausculterait un patient. Ainsi, l’œuvre littéraire est vue comme un reflet de l’inconscient de l’auteur. Elle est une manière de sublimer ses pulsions par l’art, par la théorie de la sublimation dont parle d’ailleurs Bayard dans Comment parler des faits qui ne se sont pas produits ?où il montre comment Freud a été l’inventeur de la théorie de la sublimation en se basant sur le personnage de Léonard de Vinci qui aurait été à l’origine de la création d’œuvres d’art du fait de sa frustration de ne pas avoir de sexualité :
Et c’est là qu’intervient l’exemple de Léonard de Vinci, qui présente aux yeux de Freud le double avantage d’être un créateur prolifique – son activité ne se limite pas à la peinture – et un homme qui ne semble pas avoir eu de vie sexuelle. Il offre ainsi un exemple parfait pour illustrer la théorie freudienne de la sublimation et sa répartition des énergie(…)
Pour Bayard, cette théorie n’a pas lieu d’être dans le sens où il serait faux qu’il n’ait pas eu de sexualité, les historiens ayant prouvé qu’il avait, au contraire, des relations avec de jeunes hommes.
La réflexion sur la psychanalyse traverse l’ensemble des travaux de Bayard, de ses débuts en tant que chercheur à ses derniers opus. Nous pouvons constater l’importance que revêt la psychanalyse et le freudisme chez Bayard si nous nous intéressons à l’évolution de ses travaux.
Lors de l’entretien qu’il donne pour Vacarme , il explique que cet intérêt pour la pensée de Freud était déjà présent lorsqu’il a rédigé sa thèse : « Dans ma thèse d’État, qui portait sur la critique psychanalytique, je cherchais déjà des formes nouvelles pour renouveler l’énonciation théorique.
Ce que j’écrivais était très sérieux, et cela ne me plaisait pas. » L’auteur semble ne plus se reconnaître dans ce travail. Il reproche à la psychanalyse appliquée le fait que la littérature soit utilisée pour annoncer les théories freudiennes comme si la littérature en était une préfiguration. On
ne l’utilise que pour confirmer la valeur théorique de la psychanalyse. C’est parce qu’il juge que son travail mérite des prolongements que Bayard ne cesse de réfléchir à cette méthode d’analyse des textes.
Dans Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? qui est né, en partie, des questionnements de Bellemin-Noël, il n’utilise plus la psychanalyse pour en faire un outil d’analyse herméneutique mais pour montrer que la littérature peut apporter un savoir sur la pensée. Elle apporte un « savoir endopsychique » , relatif au moi tel que le conçoit Freud. La littérature éclaire le moi, non l’inverse. La littérature est vue comme une fabrique de savoir. Dans un article de la revue Hermès, spécialisée en sciences de l’information et de la communication, Ian Simms consacre un article à l’analyse de la psychanalyse appliquée de Pierre Bayard. Le titre « L’art, permetteur d’une tierce connaissance » montre que c’est ici l’art littéraire qui est à l’origine de la connaissance du sujet humain. Ian Simms s’appuie sur un article de Laurent Zimmermann « L’impossible immanence », par ailleurs directeur de publication d’un ouvrage critique sur Pierre Bayard : Pour une critique décalée : autour des travaux de Pierre Bayard . L’utilisation du néologisme « permetteur » est paradoxale dans le sens où le but premier de la littérature n’est pas nécessairement d’apporter un savoir mais de susciter l’imaginaire du lecteur. En effet, la question de savoir si la littérature, justement, apporte un savoir a été maintes fois posée et notamment par
Jacques Bouveresse dans un discours prononcé au Collège de France « Y a-t-il une épistémologie de la connaissance littéraire ? »
Sur le deuxième point, la situation n’a pas non plus beaucoup évolué. Les littéraires ont tendance à imputer aux scientifiques la conviction à peu près unanime que la science dispose d’une sorte de monopole en matière de recherche de la vérité et que la « vérité » sur une question quelconque, par exemple sur une question psychologique ou sociale, mais même peut être sur une question morale, est constituée par ce que la science concernée est en mesure de dire sur elle.
Bayard s’oppose justement au primat de la science sur la littérature et considère que la littérature apporte un savoir sur le psychisme humain. Les lectures psychanalytiques des textes littéraires ont été maintes fois remâchées, conduisant à un appauvrissement des œuvres puisque ces grilles de lecture reviennent finalement toujours aux mêmes thèmes, aux mêmes analyses, ce qui conduit à proposer une approche unique de la littérature (analyse des désirs inconscients, des rêves, de la sexualité œdipienne). L’œuvre littéraire, au contraire permet de renouveler les approches de la psychanalyse et de proposer un nouveau savoir « endopsychique » . Pierre Bayard prolonge les réflexions de son directeur de thèse, Jean-Bellemin Noël à qui il dédie d’ailleurs son essai sur la littérature appliquée. Dans son livre majeur, Vers l’inconscient du texte,il développe le concept de textanalyse. L’inconscient à explorer n’est plus celui de l’auteur comme le faisait Freud mais celui du texte. Il se recentre donc sur le texte en tant qu’objet d’analyse. Il reprend lui-même aux structuralistes le fait de délaisser la figure de l’auteur pour se concentrer sur les manifestations textuelles. L’homme diffère du texte : Pourquoi veut-on à toute force que du texte soit un homme et que l’homme soit dans le texte ?
Pourquoi veut-on à toute force que du texte renvoie à un homme avant lui et que l’homme « explique » son texte ? Posons systématiquement ces affirmations : 1) le texte est ce par quoi l’homme « diffère », différent et différé, indéfiniment – l’écriture est altérité (leçon de Proust) et autonomie (leçon de Valéry) ; 2) le texte se lit dans l’espace de la textualité, c’est à dire hors de la réalité (la littérature n’est pas le réel), hors de la causalité (la fiction n’a pas d’autres sources que le geste de feindre), hors de la légalité (un écrit n’a pas un seul sens et l’intention de l’écrivain ne jouit d’aucun privilège) ; accessoirement, il est hors du règne de l’échange, de la communication (voyez Jean Baudrillard).
Si la psychanalyse étudie ce qui échappe à la conscience de l’auteur et qui est donc visible sous forme de contenu manifeste dans ses œuvres, Bellemin-Noël y préfère la notion de textanalyse. En effet, il est impossible de connaître parfaitement le psychisme d’un auteur et les œuvres littéraires ne doivent pas être utilisées pour faire, en quelque sorte, une psychanalyse de l’auteur. En revanche, Bellemin-Noël penche davantage pour un « inconscient du texte »  . Le texte est porteur en luimême de son propre inconscient, de son propre imaginaire qui diffère de celui de l’auteur. Chez Bellemin-Noël, ce n’est plus l’auteur qui « subit » une psychanalyse mais des éléments du texte, comme le rêve de Swann dans A la recherche du temps perdu, le titre d’un des chapitres étant « Psychanalyser le rêve de Swann » . Il met entre parenthèses l’auteur pour mieux comprendre le texte. Par ses théories, c’est peut-être le critique qui a le plus influencé les thèses de Bayard. Il s’agit de son maître à penser. Il cite d’ailleurs son nom dans son essai sur la psychanalyse pour témoigner de son admiration et de la qualité de sa méthode critique :
La seconde démarche a été longuement théorisée par Jean Bellemin-Noël. Elle consiste à étudier les significations inconscientes de l’œuvre sans se préoccuper de l’écrivain et en se désintéressant volontairement de toute information le concernant. Évidemment valable, faute de mieux, dans le cas des œuvres anonymes comme les contes ou pour des textes si anciens que les traces de l’auteur se sont perdues, elle peut se révéler également efficace dès lors que l’on se donne comme contrainte de s’intéresser au texte seul.
Bayard garde en tête les thèses de Bellemin-Noël dans le cadre de ses analyses. Par ailleurs, ils ont en commun « l’interprétation multiple » des textes littéraires et la non-fixation du sens. En effet, dans Lire avec Freud, pour Jean Bellemin-Noël, Bayard consacre un chapitre à l’interprétation multiple
où il montre que des interprétations concurrentes des textes peuvent exister mais que celles-ci impliquent que l’on ne commente en réalité pas le même texte, la lettre du texte est identique mais son contenu diffère d’un lecteur à l’autre. Ces méthodes d’analyse traversent l’ensemble des travaux de Bayard. En effet, la méthode de la psychanalyse appliquée est intrinsèquement présente dans ses autres travaux. Par exemple, dans un ouvrage collectif sous la direction de Pierre Bayard : Le détour par les autres arts : Pour Marie-Claire Ropars, Bayard se propose même d’appliquer la psychanalyse au cinéma dans un article qu’il intitule « Peut-on appliquer le cinéma à la psychanalyse ? » . Bayard y met en avant le fait qu’il est difficile de penser le cinéma sans d’abord penser la littérature. Or, la littérature est plus à même que le cinéma d’analyser la vie psychique dans le sens où l’intériorité des personnages est mieux connaissable par la littérature, par le biais de l’utilisation d’un narrateur omniscient. Au cinéma, les pensées d’un personnage ne peuvent être rendues que sous forme d’une voix off qui s’apparenterait aux paroles d’un narrateur. En revanche, le cinéma est plus à même de montrer directement aux spectateurs les manifestations physiques d’un état psychologique, la folie par exemple :
Tout ce qui, dans la vie psychique, est de l’ordre des images ne pose pas de problème d’expression et se laisse même mieux représenter – sinon exprimer – par le cinéma que par la littérature. Il en va ainsi, par exemple, de la perception extérieure, notamment au moyen de la caméra subjective, laquelle donne la possibilité de montrer presque exactement ce que capte un appareil perceptif.

Mise en parallèle de la notion de « mondes possibles » d’Umberto Eco et des possibilités de la fiction pour Pierre Bayard

Pierre Bayard se présente comme un théoricien des possibles narratifs. Ce fait est particulièrement visible dans Et si les œuvres changeaient d’auteurs ?où il montre l’arbitraire qui préside à la pratique d’écriture. Il y a une immense part de hasard dans l’écriture littéraire, hasard qui mériterait d’être étudié à part entière. Dans Le Plagiat par anticipationet dans Et si les œuvres changeaient d’auteurs ?il se plaît à changer la disposition de ce hasard. Cela rappelle ce que dit Valéry de l’arbitraire du roman avec la phrase que les surréalistes attribuent à Valéry « La marquise sortit à cinq heures » qui est considéré comme le comble de la banalité romanesque et, précisément le genre de tournure de phrase qu’il faut éviter dans un roman. Bayard écrit dans Le Plagiat par anticipation :
Où l’on suit volontiers Valéry quand il explique, rappelant l’importance du hasard, que Victor Hugo aurait pu tout à fait être antérieur à Racine et où l’on montre que, de ce fait, l’influence de Victor Hugo sur Racine est un sujet qui mérite d’être étudié avec soin.
Nous avons en effet souvent tendance à considérer, au vu de la manière dont les œuvres se succèdent et s’organisent en courants littéraires ou s’affilient les unes aux autres, que cette organisation obéit à une détermination ou à une logique – que la pensée historique est d’ailleurs à même de reconstituer –, sans nous demander si de nombreux liens entre les textes ne seraient pas dus à un facteur dont il convient de ne pas sous-estimer l’importance, à savoir le hasard. Or la prise en compte de celui-ci conduit à garder à l’esprit que tout aurait très bien pu se passer autrement et à en tirer les conséquences.

La promotion d’une méthode de lecture originale qui remet en question le mythe d’une vérité littéraire

Présentation de l’originalité de ses méthodes critiques

Nous avons montré dans la partie précédente que Bayard était un hapax et qu’il n’existait pas d’équivalent de la critique interventionniste chez les auteurs qui ont inspiré sa pensée, ceux-ci pratiquant davantage une critique traditionnelle, qui ne prône pas la modification des textes. Nous insisterons davantage au cours de cette partie sur l’originalité de ses méthodes critiques. En effet, en lisant, le lecteur peut immédiatement reconnaître l’écriture de Bayard et son empreinte stylistique.
Nous étudierons donc l’humour bayardien, la spécificité de l’usage du jeu dans le cadre d’une éducation à la critique littéraire, l’énonciation, le délire d’interprétation et enfin, la spécificité des narrateurs bayardiens.

La prise de distance par l’utilisation de l’humour et de l’autodérision

Dans chacun des trois livres que nous étudions les trois narrateurs ont recours fréquemment à l’humour. Il s’agit d’une des marques de fabrique de l’auteur. Sa présence est particulièrement original dans un essai de critique littéraire. L’essayiste aime à l’affirmer : « Je suis un des rares auteurs de sciences humaines dont la préoccupation majeure est de faire rire, ou au moins sourire, le lecteur. »
L’humour est particulièrement présent dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?
Contrairement aux deux autres livres, il ne repose pas sur des analyses tronquées qui feraient rire le lecteur par l’invraisemblance de la théorie mais c’est la promotion de la pratique de la non-lecture qui fait l’objet d’une analyse humoristique puisque, dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, il ne modifie que peu le contenu des œuvres. Il n’intervient pas sur les textes dans ses analyses sauf à deux reprises où il modifie légèrement le dénouement de deux intrigues : celle du livre d’Umberto Eco Le Nom de la Rose et celui de David Lodge Un Tout petit monde. Il s’agit d’un jeu sur la référence. Il entend ainsi démontrer à ceux qui croient être de bons lecteurs qu’il n’en est en fait rien puisque beaucoup d’entre eux n’ont sans doute pas remarquer ce changement minime et qui n’altère que peu le sens du texte. Par ailleurs, Umberto Eco précise dans un article de Pour une critique décalée autour des travaux de Pierre Bayard « A propos d’un livre qui n’a pas été lu » qu’il a immédiatement remarqué l’erreur que Bayard a volontairement glissée pour analyser le texte de David Lodge mais qu’il n’avait en revanche rien remarqué pour son propre texte !Le Nom de la rose a été modifié par Bayard sans même que son auteur ne s’en rende compte. Bayard a la volonté de pratiquer une écriture qui soit lisible par tous et non pas uniquement par des lecteurs ayant fait des études littéraires. Or, comme le montre Michel Picard dans L a littérature comme jeu, il est difficile de faire une critique qui puisse satisfaire le plus de lecteurs possibles, à la fois les spécialistes des études littéraires que le grand public, lettré ou non :
Comment se soustraire à la crainte d’irriter l’un par l’évidence banale d’un développement que l’autre au contraire, trouvera bien trop rapide et allusif ? Comment ne pas rebuter tous ces intellectuels qui aiment la littérature mais n’en font pas profession – et satisfaire les légitimes exigenges historiennes de celui-ci, sociologiques ou formalistes de ceux-là, psychologiques de cet autre ?

La critique littéraire comme jeu : jouer avec les contresens possibles.

La véritable originalité de l’écrivain bayardien réside dans sa capacité à faire de la critique littéraire un jeu et à bousculer nos préjugés. En effet, il bouscule les idées reçues et promeut ce qui est d’habitude mal vu comme la non-lecture. Autre exemple, lors d’un colloque consacré à JeanPhilippe Toussaint qui a eu lieu à Bordeaux en 2019, il fait l’éloge de la procrastination, à rebours des opinions communes. Ainsi, pour Bayard, loin d’être un défaut, la procrastination est pour lui un préalable à toute création artistique « la procrastination n’est pas une pathologie mais bien une vision philosophique du monde, que l’on pourrait qualifier d’héraclitéenne » . Il fait référence ici à la citation d’Héraclite qui prétend qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. En réalité, il y a un fleuve continue de notre pensée qui fait que nous sommes perpétuellement en train de réfléchir au livre non encore écrit. Bayard parle de « procrastination artistique » . Il propose, au côté de Jean-Philippe Toussaint de « faire de la procrastination la base non seulement d’une vision du monde, mais d’une nouvelle éthique de vie » . Par ailleurs, cette mention de la procrastination est une manière pour lui de faire l’éloge de la phobie administrative, attitude « dont il convient de se féliciter » si on y est sujet. Cette part d’humour imprègne chacun de ses essais et de ses interventions. En balayant d’un revers de main les idées reçues, il joue avec nos « façons de lire » pour reprendre le terme qu’emploie Marielle Macé dans Façons de lire, manières d’être.
Ses essais se présentent comme des manuels ludiques applicables lors de situations sociales particulières. Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? se présente comme un manuel de non-lecture à l’usage de ceux qui croient être de bons lecteurs mais qui, en réalité ne le sont pas.
Dans Et si les œuvres changeaient d’auteur ?, il imagine des situations sociales ambiguës où l’on pourrait se tromper sur l’auteur dont on parle, comme c’est le cas pour Lawrence. Dans ce livre, sa méthode de pensée consiste à imaginer ce que seraient les œuvres littéraires si celles-ci étaient placées dans une autre ère historique ou socio-culturelle. Ces récits peuvent être rapprochées de l’uchronie dans le sens où il réécrit ce qu’auraient pu être les livres dans un autre contexte ( Plagiat par anticipation,Et si les œuvres changeaient d’auteur ?). Par exemple, il s’amuse à imaginer ce qu’aurait pu être l’œuvre de Tolstoï si celui-ci avait été américain et si Guerre et Paix avait été un livre sur la Guerre de Sécession. Il va sans dire que cette proposition a de quoi étonner lorsque l’on sait à quel point le caractère profondément russe du livre transparaît à la lecture. Dans chacun de ses livres, l’auteur amateur de paradoxes emploie des dispositifs ludiques pour capter l’attention de son lecteur. La critique interventionniste est véritablement vue comme un jeu dans le sens où l’on modifie les textes. L’œuvre de Pierre Bayard a particulièrement inspiré les didacticiens de la lecture (Annie Rouxel, Gérard Langlade par exemple) pour concevoir le concept didactique de sujet lecteur élaboré au début des années 2000. Dans un mémoire de master de la Haute Ecole Pédagogique (HEP) de Vaud « Introduction de la critique policière au secondaire I et II : contreenquête(s) sur le meurtre de Laïos dans Œdipe roi », Iraclite Steudler se pose d’ailleurs la question de savoir si les jeux ludiques et les principes de la critique interventionniste pourraient être enseignés en classe à des élèves du secondaire.

Entre herméneutique, anarchie interprétative et délire d’interprétation

En niant l’intention d’auteur, Bayard ouvre les possibilités de lecture. Or, en s’autorisant autant de libertés avec les textes, il laisse son lecteur libre de produire des interprétations erronées qui trahissent l’œuvre. Dans la préface du Texte du Lecteur, il explique que le texte du lecteur peut faire peur. On a tendance à trop se méfier de la subjectivité dans l’analyse. Or, c’est par la lecture subjective que l’œuvre est actualisée et qu’elle fait sens d’où la notion paradoxale de « vérité subjective » déjà citée. L’inconscient du sujet-lecteur est producteur de sens, autant que l’auteur.
Nous sommes donc ici proches des théories de Bellemin-Noël et de son inconscient du texte. La textanalyse met l’auteur de côté au profit du lecteur. Elle utilise les thèses de Freud pour lire un corpus littéraire. Il s’agit pour Bellemin-Noël, tout comme pour Bayard de rendre le texte vivant pour les lecteurs singuliers. Ainsi, l’analyse d’un texte est différente de celle où l’on se baserait sur le vécu d’un auteur. En étudiant l’inconscient du lecteur, nous étudions en fait son imaginaire, la fluctuation de sa mémoire, la manière dont ses expériences personnelles influencent son interprétation du texte.
Pour qualifier ses essais, Bayard emploie les termes d’ « autographie », de « critique créatrice », d’ « infratexte », de « lecture critique », de « poétique de la lecture », de « pratique du détour », de « réécriture », de « texte de lecture », de « texte imaginé », de « texte refiguré », de « texte singulier ». L’utilisation du terme « autographie » est curieuse. En effet, il s’agit d’une technique utilisée en imprimerie et permettant de faire des lithographie, de produire une impression en tirage limitée d’une œuvre d’art. Le fait de qualifier un essai critique d’autographie est donc une métaphore. En nommant ainsi sa critique, Bayard fait d’elle une inscription des différents arts qu’elle mentionne. En effet, toutes les œuvres citées font l’objet d’un commentaire et donc d’une inscription au sein de la démonstration de l’auteur. Le terme d’ « infratexte », en revanche, est une invention de Bellemin Noël : Baignant dans l’« infratexte » commun de mon expérience du monde et des êtres, je dégage, je recompose, je compose de nouveau – un peu comme le fait, en musique, la si bien nommée interprétation – au bout du compte je constitue dans ce qu’on appelle une œuvre littéraire ce trajet de lecture qui seul, peut-être, mériterait d’être appelé texte, et qui est tissé par la combinaison fluctuante de la chaîne de ma vie avec la trame des énoncés une fois pour toutes combinés par l’auteur.

L’hybris du narrateur

Dans Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?le critique interventionniste insiste sur l’excellence de sa méthode critique : « Ainsi présenté, le projet de la littérature appliquée paraît inattaquable et il est difficile de comprendre son échec. » . Dans les différents livres que nous étudions, il se montre particulièrement sûr de lui alors que les projets qu’il propose sont véritablement ambitieux. Dans Le Plagiat par anticipation, il prétend que sa méthode « permettr[a] rien moins qu’une refondation de l’histoire littéraire. » . Par ce livre, il se propose donc de réécrire toute l’histoire de la littérature. Ce projet démesuré semble irréalisable par un excès d’ambition.
Comme dans une pièce de théâtre ou un roman, les narrateurs ont une personnalité propre. Ils peuvent être rapprochés des enquêteurs de romans policiers qui sont persuadés de pouvoir à coup sûr trouver le coupable. Les narrateurs sont des herméneutes, c’est-à-dire des enquêteurs littéraires persuadés qu’ils trouveront une nouvelle manière singulière de lire les textes et qu’ils parviendront à proposer une lecture originale. Les narrateurs oscillent bien souvent entre démesure et modestie comme s’ils se rendaient compte que les projets d’analyses qu’ils imaginent, que les paradoxes qu’ils soulèvent sont irréalisables. Ils se plaisent à réfléchir à des apories conceptuelles mais ce n’est pas parce que ces questionnements ne peuvent pas être complètement résolus qu’il faut s’interdire de questionner nos pratiques de lectures. C’est probablement pour cette raison que Pierre Bayard s’impose des contraintes formelles d’écritures, un nombre limité de chapitres, de sections afin d’éviter de « lasser » son lecteur. Cette concision est nécessaire pour que l’énoncé reste intelligible et accessible. Il n’est pas dans son intérêt de produire un objet textuel trop long. Cet esprit de synthèse permet d’atténuer l’aspect démesuré du projet en le ramenant à une certaine mesure. Les narrateurs peuvent paraître grandiloquents dans les questionnements qu’ils soulèvent et peuvent donner l’impression d’un esprit de supériorité mais ils ne prétendent pas régler les paradoxes qu’ils posent de manière définitive. Par exemple, dans Le Plagiat par anticipation,le narrateur a conscience que le projet de rétablir les jeux d’inspiration entre les écrivains peut paraître démesuré, voire irréalisable. Il en est de même pour Le Titanic fera naufrageoù il se propose cette fois de distinguer ce qui relève de l’anticipation, le fait qu’un écrivain prédise l’avenir ou de prophéties auto-réalisatrices ; des prophéties qui se réalisent parce qu’il s’agit de la volonté des écrivains : « ce caractère anticipateur de la littérature n’est évidemment pas sans poser des problèmes théoriques considérables que ce livre n’entend ni éviter, ni résoudre entièrement tant est grande leur complexité. ».

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Table des matières
Remerciements
INTRODUCTION
PARTIE I. Entre théorie et fiction : un objet littéraire singulier. Un hapax ?
A. Les sources d’inspiration de Pierre Bayard : les écrivains
1. L’intrication entre art et critique qu’il reprend à Oscar Wilde
2. Un cas singulier : le mouvement littéraire de l’OuLiPo
3. L’influence de Borges
4. L’influence des écrivains contemporains de l’auteur : Eric Chevillard et Jean-Philippe Toussaint
B. L’influence des différents critiques littéraires
1.Et si les œuvres changeaient d’auteur ? : Une critique biographique à la Sainte-Beuve
2. Ce qu’il reprend au structuralisme
3. Une complicité avec le lecteur qu’il emprunte aux théoriciens de l’École de Genève
4. Du freudisme à Bellemin-Noël : l’importance de la psychanalyse et de la textanalyse
5. Mise en parallèle de la notion de « monde possible » d’Umberto Eco et des possibilités de la fiction pour Pierre Bayard
PARTIE II. La promotion d’une méthode de lecture originale qui remet en question le mythe d’une vérité littéraire
A. Présentation de l’originalité de ses méthodes critiques
1. La prise de distance par l’utilisation de l’humour et de l’autodérision
2. La critique littéraire comme jeu : jouer avec les contresens
3. L’absence d’adéquation entre narrateur et auteur et ses conséquences sur l’énonciation
4. Entre herméneutique, anarchie interprétative et délire d’interprétation
5. L’hybris du narrateur
B. Quelle temporalité chez Pierre Bayard ?
1. Une remise en question de l’histoire littéraire et de la périodisation
2. Une mise en valeur des arts à travers les siècles
3. Une temporalité paradoxale
C. Une lecture conditionnée par notre culture préalable
1. Le rôle des paradigmes dans l’interprétation
2. La relation de médiation entre le narrateur et le lecteur
3. Sociologie de la lecture
PARTIE III. La littérarité de la critique ou la critique littéraire comme art
A. Réinventer l’écriture de la critique
1. Psychanalyser l’œuvre littéraire pour en découvrir les sens cachés
2. L’éloge de la sérendipité
3. La critique littéraire comme réécriture
4. La critique littéraire : une critique sur la littérature et qui appartient au champ de la littérature
5. La posture du critique et les éléments stylistiques qui en découlent : le sociolecte du critique
B. Une critique littéraire créative
1. Une critique littéraire qui concilie le besoin de fiction du lecteur
2. De la métaphore de la bibliothèque à l’éloge de l’intertextualité
3. Le foisonnement des exemples : essai de typologie
CONCLUSION : une écriture critique nouvelle
BIBLIOGRAPHIE

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