L’emploi de la première personne dans la situation de communication en interprétation

Retour sur une théorie de la communication en situation interprétative

La participation de l’interprète au sein de l’acte même de communication semble évidente. Cependant, il faudra attendre des études plus récentes pour qu’on lui attribue un réel rôle de participant. Il est à noter que nous nous intéresserons à l’interprétation de liaison, en envisageant qu’elle ne concerne que trois participants : l’entendant, le sourd et l’ILSF. En effet, c’est au sein de ce type d’intervention que la posture de l’interprète peut être mise à mal, comparativement à la situation de conférence qui ne confère généralement pas d’interaction, donc ne soulève pas les mêmes questions au niveau de la communication.

Une communication linéaire

Il est tout d’abord intéressant de noter que si les recherches concernant la compétence de communication sont menées depuis les années 50, concernant la recherche traitant spécifiquement de la compétence de communication chez l’interprète, aucune étude n’a été menée en Occident. Les modèles de communication d’interprétation de dialogue (ou de liaison) ont quant à eux subi des évolutions qu’il nous intéresse de reprendre ici. Précisons qu’il ne sera pas question de détailler les fonctions du schéma de communication mais plutôt de s’intéresser à la manière dont l’interprète passe d’une invisibilité à une visibilité. Le recensement de ces différents modèles a été mené par J. ROCHER & X. CHEN (2017) dans un article intitulé « Communiquer pour interpréter : Cas de l’Interprète en Situation de Dialogue » sur lequel nous nous sommes appuyés.
Le schéma linéaire se base sur le principe d’un interprète comme « encodeur-décodeur » via un émetteur et un récepteur. Cette linéarité exclut l’influence que l’interprète va pourtant avoir sur la situation. Si le célèbre modèle de C. SHANNON & W. WEAVER (1949) basé sur le traitement d’un signal prend en compte des fonctions jusque là non abordées dans la théorie et fait office de référence, c’est à la fin des années 70 qu’on peut noter une complexification de ce schéma. Il faut noter que de nouveaux aspects sont pris en considération dans l’établissement d’une théorie de la communication comme le bruit environnant. M. INGRAM (1974) est interprète et enseignant en langue des signes à l’université de Brown, il propose de nouveaux critères dans le modèle de communication. J. ROCHER & X. CHEN relèvent dans ce nouveau schéma un intérêt par : […] les « codes multiples », idée centrale du modèle sémiotique d’Ingram pour l’interprétation, à savoir pour comprendre le message d’une source, l’interprète doit maîtriser non seulement le code verbal et gestuel mais aussi d’autres codes liés par exemple aux participants et au contexte. (2017 : 43)

Une communication triangulaire

Il nous faut ici citer les travaux pionniers de D. SELESKOVITCH (1962) qui a opéré une révolution au niveau des schémas de communication concernant le rôle de l’interprète. L’interprétation n’est plus une modalité linguistique mais un acte de communication à part entière. Il ne s’agit plus uniquement de transmettre d’une langue A → B ou de B → A mais bien de prendre en considération un discours, une interaction intégrés dans un contexte précis. Dans ce sens, les éléments extralinguistiques sont vecteurs d’informations. D. SELESKOVITCH (1962) met en corrélation les modalités verbales et non-verbales (l’implicite du discours par exemple) à prendre en compte dans l’acte interprétatif. Il est en effet évident que si nous cherchons à démontrer l’impact de la présence de l’interprète dans la situation de communication, il n’en est pas moins vrai qu’une part de la traduction ne repose pas sur tous les facteurs subjectifs et contextuels mis en avant précédemment. D. SELESKOVITCH & M. LEDERER exposent leur modèle en stipulant toutefois que : « Par la base, passe la traduction directe de langue à langue des concepts que ne modifie ni le contexte ni la situation et qui sont objets de savoir et non de compréhension. » (1984 : 185) Il est donc important pour le propos de mentionner que si nous nous intéressons à l’évolution de la considération communicationnelle de l’interprète, son nouveau statut d’être subjectif n’annihile en aucun cas sa dimension de traducteur au sens strict du terme.
Il s’agira pour les décennies suivantes, et majoritairement dans les années 90, de réfléchir à la situation d’interprétation en lien étroit avec les sciences sociales. Nous ne reviendrons pas en détail sur chacun des modèles exposés par des chercheurs tels que C.B ROY (1993) ou C. WADENSJO (1992) notamment. Chaque théoricien a pu apporter de nouvelles données et une nouvelle organisation au sein de ces schémas de communication. De manière plus globale, c’est par ces nouveaux modèles que l’on considérera à présent l’interprète comme étant un participant actif de la communication. De plus, il ne faut pas perdre de vue que l’interprète est le seul participant à avoir accès aux prises de parole et aux vouloirs dires des locuteurs. Il devient donc évident qu’au-delà d’avoir une place à part entière, il a une place privilégiée au sein de cette relation triangulaire. F. POCHHACKER (1992) proposera à son tour un modèle de communication allant dans ce sens. En effet, il aborde les compétences communicationnelles de l’interprète en lien avec des facteurs culturels, mais aussi avec des facteurs de perception. Selon lui, la communication démarre avant même qu’ait été prononcé un mot. L’appréciation des individus dépend intégralement des acquis de l’interprète.

La place de l’interprète dans le processus interprétatif

Une première partie nous a permis de prouver l’impact de la présence de l’interprète au sein de la communication triangulaire et tripartite. Il sera dans cette nouvelle section question de sa place et de sa subjectivité au sein de l’acte interprétatif à proprement parler. Pour ce faire, nous nous intéresserons plus particulièrement à la déverbalisation et au vouloir dire. La réflexion autour de ces deux notions permettra d’établir la nécessité d’une déontologie comme garde-fou.

La déverbalisation, le vouloir dire

Il nous faut revenir ici rapidement sur la célèbre Théorie Interprétative de la Traduction (TIT), pensée et théorisée par D. SELESKOVITCH (1968), puis développée pendant les trente années suivantes, en collaboration avec notamment M. LEDERER (1984). C’est grâce à cette nouvelle appréciation de l’interprétation que naît l’idée d’un processus basé sur le sens et le vouloir dire. Définie comme la « théorie du sens », la TIT s’attache à l’interprétation comme n’étant pas qu’une production linguistique, mais plutôt comme une manière de relever le vouloir dire du locuteur. Cette nouvelle théorie se développe rapidement dans la mesure où elle est proposée par une chercheuse étant elle-même interprète (en consécutive comme en simultanée). Son inscription dans la réalité de terrain en fait une œuvre majeure. Reprise, affinée par de nombreux contemporains, la TIT s’organise autour de la notion phare suivante : « […] qu’on peut formuler rapidement de la sorte : traduire, opération cognitive et non pas linguistique, n’a pas pour objet les langues, mais le sens appréhendé dans une situation de communication […] » (2008 : 85)
De la même manière, on intègre dans ce modèle de déverbalisation trois phases qui en constituent le mode opération : une phase de compréhension, une phase de déverbalisation et une dernière phase de reformulation. La seconde phase est la pierre angulaire de la théorie du sens.

Vers la nécessité d’une déontologie

Nous avons pu prouver la présence et surtout la participation indéniable de l’interprète dans la relation de communication ainsi que dans l’acte interprétatif de manière plus technique. Cet état des lieux fait, il est sensé de réfléchir à l’élaboration d’une déontologie en lien avec cette participation de l’interprète. Se sachant présent, à tous les niveaux de l’interprétation, n’est ce pas la déontologie de l’ILSF qui lui permet de s’invisibiliser dans la situation de communication ? Pour rappel, ce code éthique s’organise autour des trois notions suivantes : fidélité, neutralité, secret professionnel. C’est le concept de neutralité qu’il paraît important de questionner à travers la participation de l’interprète en tant qu’humain à part entière. Souvent complexe à jauger pour les étudiants interprètes, la neutralité repose sur un principe suivant : « L’interprète ne peut intervenir dans les échanges et ne peut être pris à partie dans la discussion. Ses opinions ne doivent pas transparaître dans son interprétation. »
Se refuser à donner son avis, son point de vue, est irrévocable et d’une nécessité absolue pour se positionner de manière la plus secondaire possible. L’une des problématiques semble concerner la terminologie même de la neutralité. Le code éthique de l’AFILS l’aborde de manière très vague, ce qui permet justement de pouvoir l’adapter en fonction du contexte. À contrario, c’est parce que cette définition est particulièrement floue qu’elle crée la polémique selon les philosophies du métier. Certains homologues européens de l’AFILS proposent de faire évoluer ce pan de la déontologie qui peut sembler bien éloigné de la pratique professionnelle, voire « infantilisante et négative des devoirs de l’interprète » (2016b : 90) comme le dit S. POINTURIER. Si ces revendications sont réelles, nous ne prendrons pas ici le parti de réfléchir à une nouvelle terminologie ou encore à l’acquisition d’un nouveau cadre. Qu’il soit défaillant est entendable, mais il est quoi qu’il en soit nécessaire.

Les problématiques liées au double -je-

Il semble adéquat de commencer par le constat qu’a fait M. METZGER (1999) dans ses travaux concernant le mythe de la neutralité. Un travail sur corpus lui a permis de déterminer que 8% des prises de parole de l’interprète n’étaient pas motivées par l’interprétation au sens stricto sensu. En effet, l’ILSF devra prendre la parole en son nom dans bien des situations : pour demander une précision, recadrer son rôle, se présenter, etc. Autant de fois que la communication le demande, l’interprète usera du je-individu pour recentrer sa fonction. Nous verrons plus précisément quelques exemples de stage afin de pouvoir réfléchir à partir de situations concrètes.
En parallèle, nous verrons comment l’ILSF va pouvoir mener ces choix décidant soit d’intervenir, et dans ce cas : comment intervenir ? Soit de ne pas le faire. L’interprétation est certes une action linguistique, mais c’est surtout un enchaînement de décisions prises par l’interprète. Cela s’inscrit en corrélation avec le modèle IDRC (Interprétation-Décisions-Ressources-Contraintes) de D. GILE (2009). L’interprète est soumis systématiquement dans sa pratique à des choix. Il les fera en prenant en compte le contexte dans lequel il se situe ainsi que la situation de communication. Nous tenterons donc de comprendre comment il effectue ces choix.

Vers le français

Si les théoriciens et chercheurs se concentrent davantage sur des préoccupations qui concernent l’acte interprétatif à part entière, il ne faut pas oublier que dans la pratique de l’interprétation, l’ILSF a la charge de se présenter, d’expliquer aux locuteurs qu’il interprétera, comment il travaille, quel est son rôle. À ces moments-là, l’ILSF est en pleine possession de son je individu. En théorie, c’est parce qu’il explique, et surtout rassure, qu’il pourra par la suite prendre le je-fonction en ne basculant que rarement vers le je-individu. Il est vrai que si l’interprète prend le temps d’expliquer son «mode d’emploi», mais également qu’on lui octroie ce temps de présentation, les interventions de sa part seront moindres. Dans la pratique, on sait bien que cette remarque est infondée. La fréquence de ses interventions sera variable selon la difficulté du discours à traduire, sa connaissance du contexte, le rythme du discours mais aussi la collaboration des locuteurs à se référer ou non à son cadre.
Par ailleurs, nous savons qu’il peut être complexe dans la pratique d’avoir accès à ce temps de présentation. En effet, un rendez-vous médical en milieu hospitalier ne pourra pas nécessairement permettre ce temps pour poser le cadre. Les médecins ont généralement peu de temps à consacrer à leurs patients, le décalage en interprétation rallonge quelque peu la durée des échanges, de plus, il s’agit d’un domaine où les professionnels sont plus habitués à travailler avec des bilingues que des interprètes diplômés. C’est dans ce sens qu’il faut que l’interprète puisse appréhender le contexte. Nous parlions de compétences communicationnelles dans une première partie, l’adaptation à l’environnement dans lequel il se situe en fait partie intégrante.

Vers la LSF

En comparant à présent les emplois du je-individu à destination du locuteur entendant (donc vers le français) et à destination du locuteur sourd (vers la LSF), on peut noter des distinctions. En effet, l’utilisation d’un canal de communication différent (audio-verbal / visuo-gestuel) ne met pas en lumière les mêmes problématiques et les mêmes ajustements.
Le caractère visuo-gestuel de la LSF lui accrédite d’emblée un regard. C’est d’ailleurs ce regard du sourd sur l’interprète qui conditionnera la position physique de l’ILSF dans un lieu. Pour recevoir le discours, la personne sourde se devra obligatoirement d’avoir un contact visuel sur l’interprète. C’est notamment ce qui rend l’invisibilité de celui-ci impossible. C’est également ce qui laisse souvent perplexe le locuteur entendant. La communication non-verbale intègre notamment le rôle du regard. Celui-ci participe à l’entrée en communication pour la culture entendante comme pour la communauté sourde. Cependant, les modalités de la LSF font qu’en présence d’un interprète, le locuteur entendant se verra déposséder du regard du sourd. Il s’agit là d’une difficulté en ce qui concerne la place que prend l’ILSF en comparaison à ses paires en langue audio-vocale.
À propos des interruptions du discours du locuteur sourd et de l’emploi du je-individu, l’interprète sera confronté à des choix similaires à ceux du locuteur entendant. Faut-il couper ? Pourquoi couper ? Comment couper ? Ce sont autant de questions que l’interprète se pose lorsqu’il reçoit une parole en LSF. Si nous abordons le rôle du regard porté sur l’ILSF, il n’est pas particulièrement décisif lorsque la personne sourde s’exprime en LSF. En effet, elle aura généralement son regard porté sur le locuteur entendant. La proximité entre l’interprète et le locuteur entendant permettra alors à la personne sourde de repérer facilement les signes de l’interprète si celui-ci souhaite faire une intervention. Il est cependant à noter que le regard de l’ILSF est quant à lui décisif dans son expression de la LSF au moment de l’interprétation.

La triangulation de l’interprète

Si nous avons pu présenter des cas où les locuteurs replacent l’ILSF dans un rôle de participant à part entière, il est nécessaire de relever les situations dans lesquelles l’interprète va lui-même employer une triangulation, et donc passer du je-fonction au je-individu. Si cette conversion des deux formes du je peut être opérée lorsque les locuteurs ont eux-mêmes instauré cette triangulation au départ, il existe bien des situations dans lesquelles c’est l’interprète qui choisira d’employer son je-individu sans qu’il n’y ait été contraint.
Il est nécessaire de relever dans un premier temps tous les cas où l’interprète va réaffirmer son je-individu pour des besoins linguistiques. Un locuteur qui s’exprime avec un rythme qu’il est difficile de suivre, un mot dont on ne connaît pas l’orthographe, un terme qui ne fait pas sens, sont autant de problématiques que l’interprète devra gérer. Pour ce faire, l’ILSF devra employer son je-individu. Nous relevons également la formulation largement plébiscitée dans la pratique qui produit un passage à la troisième personne : «Pour l’interprète, pourriez-vous répéter le mot…». Cette stratégie rassemble bien des disciples car elle présente l’intérêt de ne pas passer par un je, donc de ne pas produire un questionnement de la part du locuteur entendant. Il devient très clair que la question est adressée par l’ILSF en son nom et qu’il ne s’agit pas de l’interprétation des propos de la personne sourde.
Cependant, qu’en est-il de cet emploi de la troisième personne ? Elle peut produire la surprise voire l’amusement dans la mesure où employer la troisième personne pour parler de soi est reconnu comme prétentieux dans l’imaginaire collectif. De la même manière, S. POINTURIER (2016a) a pu interroger dans son article « L’invisibilité de l’interprète : un vœu pieux ? » les répercussions de l’interprète « sans nom ». En effet, les locuteurs sourds sont plus habitués aux normes de l’interprétation que les locuteurs entendants. Il revient à la charge de l’interprète de par sa modalité biculturelle de répondre aux besoins communicationnels de l’entendant. Peut-on considérer que la désignation de sa fonction plutôt que de sa personne peut mettre en péril les besoins du locuteur entendant ? S. POINTURIER nous en dit la chose suivante : L’injonction d’invisibilité empêche l’interprète de garantir à la partie entendante le maintien de ses normes communicationnelles. Ce désir d’invisibilité laisse en fin de compte l’autre dans l’étrange et l’inconfort s’il ne parvient pas à identifier clairement à qui et à quoi il a affaire. (2016a : 28)
On pourrait, à contrario, envisager qu’en se définissant par sa fonction, l’interprète répond automatiquement à ce besoin pour le locuteur d’identifier « qui il est » et « ce qu’il fait là ».

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Table des matières

Introduction 
1. La place de l’interprète dans la situation de communication 
1.1 Retour sur une théorie de la communication en situation interprétative
1.1.1 Une communication linéaire
1.1.2 Une communication triangulaire
1.2 La place de l’interprète dans le processus interprétatif
1.2.1 La déverbalisation, le vouloir dire
1.2.2 Vers la nécessité d’une déontologie
1.2.3 L’emploi du -je- au service de la déontologie
2. je-individu / je-fonction : une coalescence
2.1 Les problématiques liées au double -je-
2.1.2 Vers le français
2.1.2 Vers la LSF
2.2 La triangulation
2.2.1 La triangulation des locuteurs
2.2.2 La triangulation de l’interprète
2.2.3 La conversion du je-fonction au je-individu
3. Porter le je-fonction
3.1 Les retentissements psychologiques
3.2 Les stratégies de mises à distance
3.3 L’intention
Conclusion 
Bibliographie 
Sitographie 
Annexes

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